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Les fabliaux du Moyen-Age : de quoi les hommes d’autrefois riaient-ils ?

Au Moyen Age, les occasions de se divertir sont rares : les travaux agricoles, l’entretien de la boutique ou du logis familial, le métier des armes laissent peu de temps aux distractions. Les difficultés de l’existence quotidienne se rappellent à chacun : les épidémies mortelles que la médecine ne sait pas encore soigner, les famines que les paysans ne peuvent éviter si les moissons ont été médiocres, les pillages de bandes armées quand la guerre s’installe sur le pays.....

Les soins du clergé apportent un peu de réconfort malgré tout, l’Eglise soulage tant bien que mal les souffrances des plus démunis. L’espérance d’une vie meilleure après la mort aide à supporter les maux les plus douloureux.

Bien que les préoccupations journalières de chacun n’autorisent que de courts instants de détente (Les blés lèveront-ils à temps ? La vache malade guérira-t-elle ? La foire sera-t-elle bonne ?...) les hommes savent néanmoins oublier leurs soucis le temps d’une soirée ou d’une fête. Les sujets du « bon roi Saint Louis » aiment à rire des facéties, des attitudes comiques et des moqueries de ceux dont le métier est de divertir.

Au Moyen Age, jongleurs et troubadours parcourent les routes poussiéreuses du royaume et se déplacent de villages en villages. Parfois, les plus populaires d’entre eux obtiennent l’honneur de pénétrer une cour seigneuriale ou princière et d’amuser le maître des lieux. Les artistes de l’époque déploient beaucoup de talent à jongler, chanter, déclamer des vers ou conter une anecdote. Accompagnés de luths, de tambourins, ils savent animer leur auditoire.

Parmi les récits que les troubadours composent ou apprennent par cœur, les fabliaux tiennent une place essentielle. Il s’agit de petits textes, très courts et simples à comprendre pour des spectateurs sans instruction. Les personnages n’ont pas d’épaisseur psychologique mais ils rappellent par leurs défauts, leurs manies le voisin que l’on connaît, le seigneur, le prêtre du village. Les fabliaux rencontrent un succès qui ne se dément pas au cours des derniers siècles du Moyen Age parce qu’ils sont proches des préoccupations de chacun et se jouent dans des lieux familiers (la taverne, la demeure, l’église). Ils impliquent des protagonistes auxquels il est facile de s’identifier.

Les fabliaux abordent les soucis de la vie quotidienne, ce qui les rend accessibles et très populaires. Ils exposent sans complaisance les défauts humains et tournent en ridicule ceux qui le méritent : de la femme infidèle et volage au prêtre ignorant et coquin, de l’évêque enrichi au bourgeois avare, du paysan stupide à l’aubergiste roublard, chacun en prend pour son compte.

L’intrigue de l’histoire est nécessairement simple et claire pour être comprise de tous. Les mêmes situations reviennent d’un récit à l’autre : l’honnête marchand trompé par son épouse et qui cherche à tirer vengeance, le curé amoureux de sa paroissienne, le paysan volé par son seigneur, etc.

Les troubadours ne se bornent pas à débiter les lignes qu’ils ont apprises. Pour maintenir l’attention fuyante de l’auditoire, stimuler l’imagination des plus jeunes, les artistes utilisent l’espace, miment les attitudes comiques, imitent la voix d’un personnage, se servent des accessoires les plus divers.

Le genre littéraire très populaire que sont les fabliaux déplait pourtant fortement aux autorités religieuses du Moyen Age. L’Eglise critique sévèrement le ton familier, voire ordurier, des récits. Les conteurs emploient volontiers les termes à connotation sexuelle les plus grossiers : comme aujourd’hui, le public médiéval s’amuse facilement des expressions grivoises qu’il entend.

La morale chrétienne ne s’accorde guère aux comportements équivoques, aux tromperies des personnages imaginés, surtout quand ils impliquent comme c’est souvent le cas les membres les plus respectables du clergé.

Néanmoins, pour l’historien moderne, les fabliaux fournissent de précieuses informations sur la société médiévale. A travers les récits qui sont parvenus jusqu’à nous, on découvre que les préoccupations des hommes du Moyen Age étaient en fin de compte très proches des nôtres. Les sujets du « bon roi Saint Louis » n’étaient pas toujours des modèles d’intégrité, respectueux des enseignements de la religion : du curé de village, ignorant, gras et amoureux, au paysan violent et illettré, chacun trouvait maintes raisons de se confesser chaque semaine.....

 

LE CURE QUI MANGEA DES MURES.

L’auteur de ce fabliau, composé au XIII° siècle, est anonyme.

« Un curé voulait se rendre au marché. Il fit préparer sa mule et se mit en chemin. L’automne s’éternisait, il faisait beau, un délicieux parfum flottait dans la douceur de l’air et le curé sur sa bête parcourait les pages de son bréviaire en levant de temps à autre son regard sur la paisible campagne. Il s’approchait du village, quand il remarqua, surgissant du côté de la route, un étroit chemin, avec par delà le fossé une haie chargée de mûres brillantes.

« Sainte Vierge, s’exclama l’homme, jamais je n’ai vu de tells fruits ! »

Il s’engage sur le chemin, juge de la profondeur du fossé, réfléchit un moment, mais il se décide : il avance sa mule et atteint le buisson. Il cueille avec gourmandise les mûres fondantes. Elles sont délicieuses, sucrées et aigres à la fois. Il se pique la main mais, tout à son péché, il remarque à peine la brûlure des épines. Il ne veut pas laisser perdre pareil trésor.

Cependant, les fruits les plus gros couvrent le sommet de la haie. Ils luisent à la lumière brillante du soleil. Pour s’en saisir, le curé se dresse en équilibre sur la mule ; il se campe bien sur ses deux jambes, et il savoure les mûres offertes. La mule est patiente, elle n’esquisse pas le moindre mouvement.

Satisfait et comblé, le curé contemple sa compagne. Il admire son air tranquille et ne peut s’empêcher de songer :

« La brave bête que voici ! S’il arrivait qu’un farceur se mette à crier « Hue », je chuterai de tout mon long dans le fossé ! »

Le maladroit ! Il avait songé à voix haute et avait dit « Hue ». La mule s’écarte du buisson, le curé perd l’équilibre et tombe à la renverse. Sa cheville s’est tordue et enfle, le fossé est glissant de terre humide, il ne parvient pas à se redresser pris dans les plis de sa soutane, il dérape. Il souffre, impossible de tenir sur ses jambes, il retombe. La mule l’observe, elle regagne la route. Elle a faim elle aussi. Au petit trot, elle regagne le presbytère sans plus attendre son infortuné maître.

Quand ils la voient arriver, seule, les valets sont pris d’inquiétude :

« Notre curé a eu un malheur, disent-ils. Partons à sa recherche, sans doute est-il en bien mauvaise posture ».

Ils se mettent en route aussi vite qu’ils peuvent et arrivent près du chemin. Le chapelain entend leurs pas précipités, il s’écrie :

« Holà ! Je suis dans ici, dans le fossé. J’ai des épines partout, portez moi aide !

- Mais que faîtes vous en pareil lieu, monsieur le curé ? Tenez vous bien....Par quelle infortune êtes vous parvenu en cet endroit si misérable ? La route est loin d’ici.

- Ah ! Le péché, le péché. J’avais beau me consacrer à la lecture de mon bréviaire, les mûres m’ont tenté. Je suis monté debout sur la selle ! Aidez moi à rentrer je vous en prie. Je suis épuisé de douleur.

Il ne faut jamais penser tout haut, Messeigneurs. »

Ce fabliau aborde le thème du péché et de la tentation. A l’époque du Moyen Age, la gourmandise est l’un des sept vices que l’Eglise condamne avec la dernière des fermetés. Les Chrétiens imaginent encourir les tourments de l’enfer lorsqu’à l’approche de la mort, ils confessent s’être empiffrés plus que de raison.

Néanmoins, la mésaventure du curé rassure le public : l’histoire montre que les prêtres eux-mêmes peuvent succomber au plaisir coupable de fruits sucrés et ne sont finalement pas des modèles de vertu catholique. Comme toute autre personne, ils doivent lutter contre les tentations de l’existence quotidienne et peuvent oublier à l’occasion les enseignements moraux qu’ils dispensent à leurs paroissiens.

La moquerie de l’auteur déplait certes aux autorités religieuses mais elle s’appuie sur un fond de vérité. Au cœur du XIII° siècle, les attitudes de certains évêques ou moines ne correspondent guère aux principes spirituels du Christianisme. L’image de l’abbé ventripotent, amateur des bonnes tables parsème les récits populaires de l’époque ou les tympans sculptés des églises.

Il faut enfin songer au troubadour, contant sur la place du village à un public hilare ce fabliau comique. L’intérêt de l’anecdote réside dans les gesticulations grotesques du curé embourbé dans le fossé. Nul doute que l’artiste ne se prive pas de reproduire, avec tout le ridicule nécessaire, les efforts désespérés du malheureux prêtre pour se tirer de la situation dans laquelle sa gourmandise l’a fourvoyé. Une façon redoutable et efficace de se moquer de l’Eglise.

Si les paysans rient de bon cœur aux mimiques et facéties grossières du ménestrel, le curé ne participe sans doute que tièdement à l’amusement de ses paroissiens....Et pour cause !

 

LES PERDRIX.

L’auteur de ce fabliau, composé au XIII° siècle, est anonyme.

« Un jour, un paysan découvre par le plus grand des bonheurs deux perdrix, prises dans une haie, à côté de sa ferme. Elles se sont sûrement heurtées en vol, et ont terminé leur course, là raides mortes. Cela ne se produit que rarement.

L’homme, fier et satisfait de sa découverte les confie à son épouse pour qu’elle les cuisine tandis qu’il part inviter le curé se joindre à l’excellent repas dont la seule pensée lui met déjà l’eau à la bouche....Mais sa femme achève les préparatifs du festin bien avant que son mari ne soit revenu.

Elle retire les perdrix de la broche au bout de laquelle elles grillent à petit feu. L’odeur savoureuse de la chaire cuite lui caresse le nez. Elle détache un morceau de la peau rôtie pour goûter. Elle est de nature très gourmande, c’est là sa faiblesse. Quand Dieu lui fait don d’un fruit, elle ne le garde pas de côté ; oh ! Non elle se contente sur l’instant. La tentation est trop forte : elle ne peut contenir davantage l’envie de mordre dans les deux ailes d’une perdrix. Délicieuses ! La coupable est un peu inquiète tout de même. Elle sort dehors jusqu’au milieu de la rue pour s’assurer que son mari ne revienne pas encore. Personne !

"C’est grand dommage que de me faire attendre de la sorte, pense-t-elle. Comment puis-je faire de la bonne cuisine si mon homme tarde autant à rentrer ?

Le fumet qu’exhalent les oiseaux rôtis met son estomac à la torture. Si elle goûtait le reste ? Elle mange encore un peu d’une perdrix, si bien qu’il est à présent impossible d’en laisser. Du premier volatile, il ne reste bientôt plus que la carcasse.

Et le second ? Pourquoi ne pas en profiter aussi ? Elle sait bien de quelle manière elle trompera son époux s’il lui demande pourquoi les deux oiseaux ont disparu. Elle pourra toujours mentir et affirmer que deux chats sont venus ensemble à l’instant où elle les retirait de la broche : elle a voulu se débarrasser de l’une des deux bêtes qui approchait de trop près et profitant qu’elle soit ainsi occupée l’autre compère en a dérobé une ; elle s’est tournée vers lui, et c’est alors que le premier.... Chacun a pris la sienne. Elle n’a pas été très adroite certes, il faudra bien le reconnaître, mais en tout cas, oui, son récit sera plausible. Elle s’en retourne de nouveau dans la rue pour guetter la venue de Gombault. Toujours personne ! Sa langue endure mille tortures dans la bouche à la pensée de la seconde perdrix toute chaude sur le plat : vraiment elle deviendra folle si elle ne la dévore pas sur l’instant. D’abord la chaire du cou. Elle s’en lèche les doigts. Oui, mais à présent ?

"Je ne peux pas en rester la, songe-t-elle. Il faut que je finisse le tout. J’en meurs d’envie !

Bientôt il ne reste plus rien des deux petites bêtes.

Le paysan est enfin de retour. Il crie de la rue :

« Ma mie, sont-elles cuites ?

- Elles l’étaient, mais les chats les ont emportés. Je n’ai pas réussi....

- Que dis-tu là ?

Le mari se précipite sur son épouse comme un possédé. Sa colère est si grande qu’il veut la battre. Elle l’arrête :

« C’était une plaisanterie ! Recule, va. Je les ai mises au chaud, elles auraient été moins bonnes tièdes.

- Ah ! Par Saint Lazare, je me serais bien fâché si tu avais commis pareille étourderie !....On va sortir la nappe blanche puisqu’il fait beau. Prends mon meilleur gobelet de bois.

- Je vais le chercher. Toi, prépare ton couteau, il a grand besoin d’être aiguisé.

- C’est exact, j’y vais de ce pas.

Le paysan ôte sa chemise et s’approche de la meule, son couteau tout nu en main. Le curé arrive à cet instant, heureux à la seule pensée de se délecter d’une bonne perdrix. Il salue la dame mais elle le prévient aussitôt :

« Messire, fuyez au loin. Mon époux veut se venger de vous. Il prépare son couteau, il va vous couper les oreilles.

- Que racontez-vous là ? Il m’a dit qu’il avait deux perdrix à partager avec moi et que nous allions profiter ensemble de leur chaire délicieuse.

- Avez vous crû ses paroles ? Voyez-vous des perdrix ici ? Ce n’est point encore le temps de la chasse. Regardez-le là bas à sa meule.

- C’est vrai ! Je crois bien vous dîtes vrai.

Le curé n’attend pas. Son hôte est jaloux et violent, il le sait bien. Il s’enfuit sans demander son dû, et la femme appelle son mari :

« Eh, Messire Gombault.

- Sois patiente. Mon couteau n’est pas encore prêt.

- Arrive sans plus attendre.

- Que se passe-t-il ?

- Tu le sauras assez tôt.... Tu ferais mieux de courir si tu veux tes oiseaux. Le curé s’est enfui avec les perdrix. Vois-toi même !

- Avec mes perdrix !

Le paysan se précipite dans la rue, son couteau en main. Il court aussi vite que ses jambes le lui permettent. Il crie au curé quand il l’aperçoit :

« Vous ne les aurez pas pour vous seul celles là ! Vous ne les mangerez pas.

Le prêtre ne saisit rien de ce qu’il entend mais il se retourne et constate que Gombault le poursuit avec de grands gestes. La course l’épuise mais il accélère son pas. Il court à en perdre le souffle...Le vilain, plus rapide et leste, s’approche. Le curé sent qu’il va bientôt être rattrapé : sa soutane entrave ses mouvements. Heureusement il a de l’avance. Il parvient au presbytère et il s’y enferme. L’autre secoue la grille. En vain.

Le paysan s’en revient alors chez lui tout triste ; il interroge son épouse :

« Dis-moi ce qui s’est passé.

- Eh bien, le curé est arrivé puisque tu l’avais l’invité. Tu connais ses faiblesses....Il n’a guère fait attention à moi. Il a voulu contempler les perdrix. Je ne pouvais pas refuser car tu l’avais invité pour qu’il en mange une. Quand il les a aperçues, il s’est jeté dessus et il s’est enfui avec. Elles n’étaient plus assez chaudes pour le blesser. Tu as été absent longtemps. Que faisais-tu ? Je n’ai pas tardé à t’appeler.

- C’est peut être vrai, dit le paysan.

Cette histoire vous le montre : la femme est née pour tromper. Dans sa bouche, le mensonge devient vérité, la vérité devient mensonge. Pas besoin d’en dire davantage, j’ai fini le récit ».

Les hommes du Moyen Age sont misogynes : c’est-à-dire qu’ils éprouvent à l’égard des femmes beaucoup de méfiance et de crainte. La Bible rapporte la déchéance tragique d’Adam et Eve que le mensonge de cette dernière a provoquée. Le Christianisme conserve du sexe faible une image négative : coupable du péché originel, la femme est perçue comme un être tenté et rusé mais aussi doué d’une intelligence redoutable. Les fabliaux ne se privent pas de mettre en scène ses défauts à des fins comiques : le personnage du mari trompé et abusé par les infidélités, les mensonges de son épouse peuple de nombreux récits.

L’auteur anonyme de l’histoire ci-dessus retranscrite n’invente rien d’extraordinaire quand il taxe la dame du Sire Gombault de péchés que les clercs définissent comme typiquement féminins : l’incapacité de résister à la tentation, le mensonge....

Néanmoins, le fabliau, s’il dépeint l’épouse avec la sévérité habituelle dont les clercs sont coutumiers, n’est pas plus tendre avec le paysan. L’auteur ne lui prête qu’une intelligence limitée : privé de ses perdrix, l’homme subit jusqu’au bout les duperies de son épouse. Il est en quelque sorte la victime malheureuse de l’histoire. Victime qui pourtant succombe facilement à la colère et à la brutalité : on aborde ici l’un des comportements les plus fermement condamnés par l’Eglise. La violence fait partie de la société médiévale. Elle se manifeste à toute occasion, des coups portés dans le logis conjugal à la guerre que se livrent deux seigneurs. Les autorités religieuses s’emploient certes à modérer les tempéraments parfois bouillonnant mais, au-delà des efforts que déploient les prêtres les plus sincères, l’affrontement physique est un mode d’expression que l’on utilise volontiers.

Enfin, le curé, lui aussi coupable de gourmandise puisqu’il accepte l’invitation du paysan, n’évite pas le ridicule. Sans doute, le conteur ne résiste-t-il pas à la tentation d’imiter devant son public la course affolée d’un chapelain, obligé de soulever les plis de sa soutane pour fuir plus vite son poursuivant armé d’un couteau. Une fois encore, l’institution religieuse fait les frais de la malice des troubadours.

Une femme qui cède à la tentation et dissimule son péché par un ingénieux mensonge, un mari jaloux sans finesse, trompé et abusé, un curé mis dans une situation grotesque : voilà les ingrédients communs à de nombreux fabliaux du Moyen Age.

 

LE TESTAMENT DE L’ANE.

Ce fabliau du XIII° siècle a été composé par Rutebeuf.

« Un prêtre possédait une très belle paroisse. Comme il en tirait de bons revenus, il ne manquait pas de richesses : son grenier était plein de blé, ses coffres remplis de linge frais et propre, sa bourse chargée de pièces sonnantes.

Le prêtre partageait son existence solitaire avec un âne qu’il affectionnait tout particulièrement. La bête était docile, volontaire, énergique à l’ouvrage. Un jour, l’animal, déjà vieux et usé mourût. Le chapelain en conçut une grande peine et ne pouvant se résigner à confier la dépouille mortelle au boucher, il choisit de l’enterrer dans le cimetière du village, au milieu de ses paroissiens.

« Après tout, se dit l’homme, cet âne a autant mérité qu’un autre d’être enseveli en terre consacrée. »

L’évêque du diocèse était tout différent de son curé : il aimait le luxe, les belles fêtes, les réceptions somptueuses. D’un naturel généreux, il donnait sans compter et laissait filer sans prendre garde l’argent entre ses doigts. Naturellement, il ne détestait rien de plus que les prêtres avares, économes de leur fortune et cherchait toujours à les prendre en défaut. Aussi, quand il apprît que le malheureux chapelain avait enterré son âne fidèle dans le cimetière, il convoqua ce dernier, très en colère, avec à l’esprit l’idée qu’il pourrait tirer de lui une amende exemplaire.

Le prêtre, penaud, se rendît auprès de l’évêque. Celui-ci se fâcha :

« Mauvais homme, suppôt de Satan. As-tu un instant songé à ton âme ? Tu as agi en idolâtre païen, tu as scandalisé tes paroissiens. Que peux-tu répondre pour ta défense ?

- Monseigneur, me voilà bien mal à mon aise de comparaître ainsi devant vous à cet instant. Je suis ignorant de beaucoup de choses et je ne puis sur l’instant exposer à votre sage jugement les propos de ma défense. De grâce, pouvait m’accorder un délai de quelques jours pour me préparer à la tâche difficile qui est mienne ?

L’évêque hésita un instant : tout accusé avait droit de prendre conseil avant de comparaître devant son juge, il accepta donc.

« Reviens demain, mais sois à l’heure !

Le prêtre ne prît aucun repos de la nuit : il réfléchit et réfléchit encore. Estimant qu’il ne pourrait se tirer de cette bien vilaine affaire sans consentir un sacrifice, il décida de tromper par la ruse son évêque.

Le lendemain, il se présenta à son juge, dans le magnifique palais épiscopal du diocèse.

« Alors, dit le prélat, je t’écoute.

- J’ai péché Monseigneur, je le reconnais de bon cœur. Aussi, je vous demande de me recevoir en confession. C’est l’âme soulagée que je pourrai gagner le ciel et ses Saints.

L’évêque ne pouvait refuser la confession au pénitent qui en exprimait le vœu. Il s’éloigna à l’écart des oreilles indiscrètes, accompagné du curé. Celui-ci lui souffla :

« Je me soumettrais à votre juste décision si vous pensez que j’ai mal agi en enterrant mon âne en cimetière chrétien. Néanmoins, cet âne n’était pas ordinaire. Il était un modèle de vertu, obéissant, docile, tenace à la tâche. Il tirait mon chariot, portait son chargement sans grogner. En échange, je lui versais salaire comme tout bon valet. Vingt ans ont passé, il a économisé une grande fortune car il ne dépensait rien. Quand il a senti que son dernier jour venait à lui, il m’a demandé par testament de vous transmettre tout son avoir, à la condition ultime de l’ensevelir en terre chrétienne. Il voulait penser au salut de son âme. Il m’a remis cette pleine bourse d’argent à votre attention.

Et le curé tira des plis de sa cape un petit sac de cuir noué, contenant grand nombre de pièces. L’évêque s’empara de la bourse, considéra son poids puis de sa main libre accomplit le signe de l’absolution.

« La miséricorde de Dieu est immense et ses desseins sont impénétrables aux simples croyants que nous sommes tous. Va en paix mon fils.

Quiconque a un peu d’argent et de malice se sort de bien des tourments, croyez moi".

Ce fabliau formule à sa manière l’une des grandes critiques que la société du Moyen Age adresse à l’Eglise : son insatiable soif de richesses et les abus que commettent certains membres du clergé par intérêt et envie.

Au-delà du personnage de l’évêque amateur de pierreries fines, de bijoux coûteux et d’or, c’est l’ensemble de la hiérarchie épiscopale qui est ici désignée. L’anecdote n’illustre jamais par le comique qu’une situation existante au XIII siècle : le luxe scandaleux dans lequel se vautrent certains prélats, bien plus préoccupés par leurs profits personnels que de la tâche pastorale qu’ils ont à accomplir. La situation atteint un tel degré de gravité qu’une secte religieuse du Midi de la France, les Cathares, choisit de rompre avec la papauté. L’hérésie obtient un véritable succès, tant chez les princes (Le Comte de Toulouse par exemple) que dans les couches populaires des villes. Il faut l’organisation d’une très violente croisade pour réduire au silence la dissidence de ceux qui, écœurés du comportement des cadres de l’Eglise, se faisaient appeler les Parfaits.

Aussi, lorsque l’évêque du fabliau consent à ce que l’âne conserve sa sépulture en terre chrétienne moyennant une bourse bien remplie, le public reconnaît là une attitude dont il est coutumier.

L’auteur de l’anecdote n’est pas plus tendre d’ailleurs avec le curé : faisant ensevelir sa bête dans le cimetière du village, l’homme transgresse un principe sacré du christianisme : seule une âme catholique peut reposer en un lieu consacré. Ajoutant à cette faute condamnable le péché du mensonge pour parvenir à ses fins, le prêtre n’est assurément pas un modèle de vertu catholique, lui qui, comme le signalent les premières lignes du récit, répugne à faire l’aumône comme l’exige pourtant sa condition.

En fin de compte, seul l’âne, que l’on sait travailleur, docile, volontaire à la tâche, tient le beau rôle. La chose n’est pas innocente : l’auteur montre par là que l’animal respecte à la lettre les recommandations de la religion. Pour la hiérarchie épiscopale, la moquerie est cruelle, le renversement de situation est étrange : voici qu’un âne ordinaire indique à deux prélats la voie du Salut.....Y avait-il un clerc dans l’auditoire du conteur de ce fabliau ? Si tel est le cas, il n’a sans doute pas passé un bon quart d’heure....

 

LA VIEILLE QUI GRAISSA LA PATTE AU CHEVALIER

L’auteur de ce fabliau composé au XIII° siècle est anonyme.

« Une vieille paysanne possédait pour toute richesse deux vaches. Ce n’était certes pas beaucoup, mais c’était là tout son bien. Elle vendait leur lait pour trouver de quoi survivre.

Un matin, les deux bêtes, sans doute mal gardées, fuirent leur enclos et se trouvèrent, à vagabonder sur la route. Le prévôt, passant par là, les vit toutes deux et, les jugeant égarées, il les emmena avec lui.

La malheureuse femme découvrît bientôt que ses deux bêtes avait disparu. Ses voisins la renseignèrent : le prévôt les avait recueillies mais il ne voulait pas les rendre. La malheureuse s’en alla trouver l’homme, elle le supplia de lui restituer son unique bien, elle accepta même de payer une amende pour prix de sa coupable négligence. Mais elle ne pouvait prouver que les vaches lui appartenaient, le prévôt fît la sourde oreille.

La paysanne s’en revint chez elle, désemparée. La voyant en grande peine, sa voisine lui dit :

« Le prévôt est un homme cupide. Si tu pouvais graisser la patte au chevalier, il interviendrait sûrement auprès de ce coquin et le convaincrait de te rendre tes deux vaches.

Voilà la vieille toute rassurée. Elle décrocha un épais morceau de lard suspendu aux poutres de sa cuisine et s’en alla attendre le chevalier. Quand celui-ci parût au loin, elle courût à sa rencontre : elle s’empara de ses paumes et y appliqua plusieurs fois le morceau de gras. L’homme ne dissimula pas sa surprise :

« Que fais-tu donc là ?

La pauvre femme lui répondît :

- Beau sire, je graisse votre patte car je ne souhaite rien de plus au monde que de récupérer les deux vaches que vôtre prévôt m’a injustement prises.

Le noble personnage éclata de rire et prît les courtisans de sa suite à témoins.

- Tu n’as pas compris, brave femme. Mais cela est égal, je te rendrai sur le champ tes bêtes !

Ainsi s’achève cette histoire. Mais ne l’avez-vous pas justement remarqué : le pauvre est celui qui paye, toujours, même quand il est dans son bon droit ! »

Ce court fabliau bâtit son intrigue autour d’une expression populaire : graisser la patte à quelqu’un. (Cela signifie payer une personne pour obtenir ses faveurs ou sa bienveillance).

Le récit rappelle les difficultés de l’existence quotidienne du monde des campagnes : serfs et vilains ne possèdent guère plus que les habits qu’ils portent sur eux. Une vache, quelques moutons, un âne sont bien souvent les seules richesses du paysan. La perte imprévue d’un animal est vécue comme un drame parce qu’elle met le propriétaire dans une situation inconfortable et annonce des lendemains incertains.

L’auteur rappelle aussi la cupidité des autorités de la seigneurie : du prévôt voleur et insensible au châtelain qui prélève de lourds impôts sur la population de son domaine, chacun profite de la moindre occasion qui lui est offert pour s’emplir les poches. Taxés plus que de raison, les paysans se ruinent à payer les redevances dont ils sont devenus coutumiers : le cens, la dîme, les banalités....Attention néanmoins. Les fabliaux exagèrent souvent les réalités qu’ils décrivent pour donner plus de crédit à leur propos : la caricature du seigneur, présenté comme un tyran odieux, ne doit pas tromper. Beaucoup de châtelains prennent soin de leurs serfs. De plus, les paysans savent parfaitement s’organiser pour faire respecter leurs droits.

Il n’en demeure pas moins, comme le souligne le récit, qu’au Moyen Age, l’argent permet de se tirer de bien des situations compromettantes : celui qui en possède arrive plus facilement à ses fins. La corruption n’est donc pas un phénomène propre à nôtre temps, les puissants d’autrefois se laissent volontiers convaincre à la vue d’une bourse bien remplie.

Ce fabliau décrit une situation qui ne prête pourtant guère à rire : la triste misère des campagnes, la vie difficile de populations démunies et néanmoins soumises aux exigences fiscales de leurs maîtres.

L’attitude de la pauvre femme jette toutefois un rayon d’optimisme sur le public : en appliquant sur les mains du chevalier un morceau de lard (je te graisse la patte), la pauvre vieillarde se couvre de ridicule. Mais la maladresse que lui fait commettre son ignorance permet aux spectateurs de rire un moment de ses propres malheurs.

 

LA HOUSSE PARTIE.

"Un bourgeois de la bonne cité d’Abbeville avait fui la guerre et le grand malheur dans lequel se trouvait son pays. Il s’était établi comme riche marchand en compagnie de son épouse et du fils qu’il chérissait tendrement.

Un jour, la femme du bourgeois mourût, emportée par les souffrances d’une terrible maladie. Le garçon, encore jeune et tendre, était inconsolable. Son père, voyant le désarroi dans lequel le décès de sa mère le plongeait bien cruellement, voulût le réconforter :

« Ta mère est morte, mon doux fils. Mais tu sais que c’est là le lot de chacun d’entre nous. Songe plutôt aux raisons que tu as de te réjouir : tu es encore jeune, beau et en âge de prendre une épouse à ton goût. Te voilà fortuné, tu peux prétendre à un noble parti.

Vivaient en ce temps là à Paris trois frères, chevaliers de leur condition. Ils menaient chacun grand train : tournois, armures, apparat, tout cela coûtait bien cher. Les malheureux ne parvenaient plus à trouver de quoi payer leurs dettes : les emprunts qu’avaient bien voulu leur consentir les usuriers les plus malhonnêtes ne suffisaient plus à leurs dépenses. L’aîné des trois frères était veuf mais possédait une fille magnifique qu’il était à présent bien temps de marier.

Le bourgeois songea que le parti était excellent, il s’en alla donc rencontrer le chevalier et lui demanda la main de sa fille pour son enfant. Le vieil homme demanda :

« Quels sont vos bien ?

- Tant en effets personnels qu’en bien immobiliers, je possède 1500 livres, répondit le marchand. Et je consens à en donner la moitié en dot à mon fils.

- Impossible, s’écria le chevalier. Il me faut vos 1500 livres, sinon les épousailles ne pourront point avoir lieu. Votre fils devra avoir entre ses mains la totalité de vos biens, maisons, terres. Vous ne pourrez jamais rien lui réclamer. A cette condition seulement je vous accorderai la main de ma fille.

Le bourgeois songea à tout cela puis finit par accepter les exigences du chevalier. Il confia à son fils toute sa fortune et ne garda rien pour lui-même. Le mariage tant désiré pût alors avoir lieu.

Les époux vécurent plusieurs années dans la félicité et le bonheur. Ils eurent un fils unique. L’enfant était intelligent, fin et observateur. Le vieux bourgeois vieillissait et perdait chaque jour un peu plus de sa vigueur. Sa belle fille ne cachait guère ses sentiments : elle jugeait son beau père encombrant tel un fardeau dont on ne sait que faire. Plus le temps s’écoulait, plus elle le détestait et lui reprochait la soupe quotidienne qu’il lui coûtait. Un matin, n’y tenant plus, elle ordonna à son mari de jeter le malheureux à la rue. L’homme craignait sa femme et ses humeurs imprévisibles. Il ne sût que répondre :

« Comme il vous plaira, ma mie

Il dit donc au pauvre bourgeois :

- Allez, l’heure est venue de vous en aller. Partez de cette demeure, allez trouver autre logis dans un quelconque hôtel de la ville.

A ces mots, le père supplia :

- De grâce, mon doux fils. Que deviendrai-je alors ? Ne puis-je pas vivre à vôtre porte ? Que l’on me donne un peu de paille, cela me suffira bien assez. Donne-moi juste un peu de pain.

- Peu m’importe ! Allez-vous-en !

- Où puis-je aller ainsi ? Je n’ai plus le moindre sou en poche !

- Vous trouverez sans doute quelque âme charitable pour vous secourir et vous offrir le gîte et le couvert.

- Au moins donnez-moi de quoi me couvrir. Une vieille couverture fera l’affaire.

L’homme se résolût. Il appela son fils et lui dit d’aller chercher dans l’écurie un vieux morceau de laine qui ferait sans doute l’affaire.

Le garçon prît l’étoffe grossière, la plia puis la coupa en deux. Le malheureux vieillard s’exclama :

« Que fais tu donc là ? Pourquoi l’avoir réduit de la sorte ?

- Quittez cette maison au plus vite et contentez vous de ce que je vous donne.

Le père arriva. Constatant que son fils gardait pour lui une moitié de la couverture, il se fâcha :

- Dieu te maudisse ! Ne vas-tu donc pas donner l’autre morceau à ton grand père ?

- Non, dit le jeune adolescent. Je la garde pour vous lorsque viendra mon tour de vous chasser de chez moi. C’est tout ce que vous emporterez plus tard. Vous n’aurez rien d’autre que ce que vous laissez aujourd’hui à vôtre père. Et s’il vient à mourir de misère, à vôtre tour vous périrez de même sorte.

L’ingrat comprît la leçon que lui donnait son enfant :

- Père, vous resterez auprès de nous aussi longtemps que vous le souhaiterez. Ma femme n’aura plus droit au chapitre de ce jour. Jamais je ne mangerai un morceau de pain sans que vous en mangiez un aussi. Jamais je ne boirai un verre de vin sans vous inviter à y tremper vos lèvres.

Cette histoire montre qu’un fils peut chasser les mauvais sentiments de son père. Il ne faut jamais se séparer de son bien : les enfants sont sans compassion pour la vieillesse. »

Ce fabliau évoque le thème très courant du mariage au Moyen Age. En ce domaine, les mœurs de l’époque sont bien éloignées des nôtres : les unions sont davantage une affaire d’argent et de prestige social que de sentiment. En général, c’est aux parents que revient la tâche, parfois fort délicate, de choisir les conjoints de leurs enfants. Le mariage fait l’objet d’un contrat signé devant notaire dans lequel les deux familles s’engagent à fournir une dot aux futurs époux. Chez les plus riches, terres, propriétés, vaisselle précieuse constituent l’essentiel que le mari et la femme apportent avec eux au moment des noces. Chez les paysans, une vache, un âne, au mieux un troupeau de moutons, un champ sont les seuls biens dont disposent le couple quand il échange ses promesses.

En général, on épouse un conjoint de sa condition sociale ou professionnelle : un artisan choisit une fille d’artisan, un prince se lie à l’héritière d’un puissant lignage.

Pourtant, il peut arriver, comme le montre ce récit, que les deux partenaires ne soient pas issus d’un même milieu.

Au Moyen Age, les chevaliers sont quelques fois réduits à la plus noire des misères : l’entretien du château, des terres, de l’équipement militaire coûtent très chers et exigent des dépenses importantes. Certains châtelains ruinés n’ont d’autres solutions que celle d’un mariage avec la fille d’un bourgeois fortuné bien que de famille moins prestigieuse.

Le fabliau évoque particulièrement bien les difficultés financières de la chevalerie du XIII° siècle : ceux qui vivent du métier des armes ont tendance à se considérer de noble naissance et méprisent en général le monde plus ordinaire de la bourgeoisie urbaine. Il n’en demeure pas moins qu’un riche marchand est parfois pour le seigneur désargenté un parti intéressant. A Sa manière, l’auteur se moque de l’orgueil ridicule des puissants.

Le récit est aussi l’occasion d’éclairer les aspects les plus sombres de l’âme humaine : la cupidité, l’ingratitude. Une fois encore, la femme tient le mauvais rôle tandis que le mari accepte l’attitude de soumission et d’obéissance que son épouse lui impose : voulant satisfaire les exigences de sa Dame, l’homme jette son propre père à la rue.

Le salut du vieillard ne vient que de son petit fils et de la ruse qu’il emploie pour donner au bourgeois une bonne leçon.

La morale de l’histoire n’engage pas le public à beaucoup d’optimisme. Elle délivre plutôt un avertissement au spectateur : la confiance absolue que les parents portent à leurs enfants est parfois dangereuse. L’ingratitude est de ce monde, elle se joue des liens familiaux les plus puissants, des enseignements de l’Eglise et de la morale chrétienne.