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Les oubliés de 1917.

1917. La première guerre mondiale dure depuis maintenant trois années. Français, Allemands et Britanniques livrent dans la boue des tranchées d’affreux combats. Les offensives menées dans la Somme ou à Verdun se brisent sur les lignes de l’adversaire et n’emportent pas la décision du conflit. Le front ne rompt pas. Du fond de leurs abris, des millions de soldats attendent le jour d’un armistice improbable : la nostalgie du village, de la maison, de la famille pèse lourdement. La lassitude est générale, les discours de la propagande officielle, les articles enthousiastes de la presse sont impuissants à réconforter les troupes.

A l’Etat Major français, un homme croit tenir le moyen d’en finir au plus vite avec les forces du Kaiser et d’obtenir la victoire décisive que le pays espère depuis de longs mois. Le général Nivelle, il s’agit de lui, achève la préparation d’une opération de vaste envergure. L’objectif est simple : percer les défenses de l’ennemi à l’endroit où elles paraissent les plus fragiles (Du moins le suppose-t-il), sur le Chemin Des Dames, dans la région de Soissons. Une succession de crêtes que les Allemands ont eu soin de verrouiller au moyen d’un réseau complexe de positions imprenables couvrent le terrain et longent la modeste route fort appréciée des filles du roi Louis XV quand celles-ci y venaient en promenade. Nivelle est persuadé que quelques jours d’effort suffiront à forcer le passage. Néanmoins, ses collaborateurs ne partagent pas son optimisme : organisée avec bien trop d’approximation et de légèreté, l’offensive risque de tourner au bain de sang. Pour atteindre les tranchées adverses, les Français doivent progresser à découvert et gravir, sans pouvoir se protéger, les pentes abruptes des hauteurs. Peu importe, le général est certain de son succès. Nul ne parvient à le convaincre des dangers énormes que comporte l’entreprise.

Aux premières heures du 16 Avril 1917, des bataillons entiers se jettent à l’assaut des crêtes. Les bombardements des jours précédents, imprécis et hasardeux, n’ont pas détruit les lignes ennemies. Au contraire, le déluge de feu et de fer n’a eu d’autre effet que celui de prévenir les Allemands de l’imminence d’une attaque. Mise en alerte, l’armée du Kaiser a eu le temps nécessaire pour renforcer ses positions. Malgré des succès initiaux, l’offensive s’enraye rapidement : les vagues d’assaut se heurtent à un réseau de tranchées imprenables. La progression de l’infanterie est bloquée en quelques heures à peine. Des centaines d’hommes tombent sur les versants des collines : sans couverture, sans moyen de repli, ils deviennent pour les mitrailleuses embusquées des cibles idéales.

En seulement quatre journées, les forces françaises consentent pour des gains dérisoires la perte de plus de 120000 hommes. Les régiments coloniaux sont les plus sévèrement touchés. Le 20 Avril, il apparaît à peu près certain que l’opération engagée ne pourra plus remplir les objectifs fixés par le Haut Commandement. Néanmoins, au mépris du bon sens le plus élémentaire, Nivelle s’acharne. A la recherche d’une victoire qui lui offrirait la glorieuse reconnaissance du pays, l’homme refuse d’admettre une réalité qui pourtant s’impose à lui : loin de se résoudre au repli des régiments mobilisés, il exige tout au contraire la poursuite des combats. Le bilan s’alourdit : fin Avril, près de 270000 fantassins ont déjà péri. L’éclatant succès que l’Etat Major prévoyait se réduit à la prise de quelques centaines de mètres sur l’ennemi. Par endroit, les Allemands ont même reconquis les positions perdues dans les premières heures de la bataille.

Cette fois, la mesure est pleine. Depuis trois ans, les poilus subissent les pires souffrances. Le sentiment de n’être que quantité négligeable aux yeux des autorités militaires envahit les cœurs. Les hommes n’acceptent plus les offensives inutiles et sans issue, les ordres absurdes, cette marche inéluctable vers la mort que les officiers leur imposent.

Début Mai, éclatent plusieurs mouvements de colère. Le 128° régiment d’infanterie refuse de se mettre en route pour le front. Le 19, un bataillon entier se révolte tandis que, aux environs de Soissons, les 36° et 129° régiments projettent de marcher sur Paris. Dans la capitale, les grèves de soutien aux mutins paralysent les usines d’armement. En Juin, des compagnies de réserve au repos à l’arrière se dérobent aux exercices d’entraînement. En divers secteurs du front, des milliers de tracts circulent et invitent les unités encore disciplinées à se soulever contre leurs supérieurs. En voici un exemple : « Camarades, nous sommes 3 régiments qui n’avons pas voulu monter en ligne. Nous allons à l’arrière. A vous d’en faire autant si nous voulons sauver notre peau. Signé : 5eme division. ».

La multiplication inquiétante des actes d’insubordination conduit l’Etat Major à engager une brutale répression. Des centaines de soldats sont arrêtés puis déférés devant la justice militaire. Refus de monter en ligne, abandon de poste devant l’ennemi, désertion, violences sur officier, les tribunaux instruisent un volume considérable de dossiers. Les peines prononcées atteignent un degré extrême de sévérité et témoignent du sentiment de crainte que nourrissent les généraux : plus de 500 mutins sont condamnés à mort. Les demandes de recours en grâce substituent la majorité des coupables aux pelotons d’exécution mais une cinquantaine de malchanceux, sans doute les plus impliqués, sont passés par les armes pour l’exemple.

La presse de l’époque politise la contestation : les meneurs sont présentés comme les sympathisants de milieux anarchistes ou marxistes. Rien n’est en fait plus éloigné de la réalité que les propos absurdes et partisans publiés dans les journaux de 1917. Ceux qui tombent sous les balles de leurs camarades au pied d’un poteau ne sont pas seulement ouvriers et instituteurs. Beaucoup viennent du monde rural et exercent les métiers les plus divers : paysans, boulangers, artisans..... Quelques mutins profitent effectivement des désordres pour diffuser parmi leurs compagnons les discours et les articles d’intellectuels favorables à une révolution prolétaire, néanmoins l’immense majorité des soldats poursuivis n’a aucune motivation politique véritable. Les flambées de colères qui enveloppent l’armée française épuisée par trois ans de combats sont essentiellement l’expression d’une lassitude générale et d’une crise grave de la confiance portée aux autorités militaires.

Quoique sévère, la répression est passagère : elle s’accompagne du renvoi de Nivelle et de ses collaborateurs. Auréolé des succès qu’il a obtenus sur la Meuse, Pétain remplace celui qui porte en grande partie la responsabilité morale des tueries du Chemin Des Dames. Le « vainqueur de Verdun » entend avant toute chose redonner confiance et enthousiasme à ses troupes. Une succession de mesures populaires témoignent de l’attention sincère qu’il porte aux conditions d’existence des poilus : allongement du temps de repos à l’arrière, multiplication des permissions, amélioration de la vie quotidienne (Toutes relatives certes) dans les tranchées.... Les directives passées aux officiers sont claires : le temps des offensives mal conçues et mal préparées est clos. Les objectifs envisagés seront à présent réalistes. Le mot d’ordre est on ne peut plus simple : économiser autant que possible les vies. La reprise en main énergique du Haut Commandement enraye les mutineries. Pétain réussit la tâche ardue que le pays lui confie : sortir au plus vite les combattants du désespoir et de la lassitude.

Quand retentit l’heure de l’armistice, commence la longue et tragique comptabilité du nombre de victimes. Au cœur des années 1920, les monuments aux morts fleurissent un peu partout sur le territoire : le nom des malchanceux tombés sur les champs de batailles du front y trouvent une place méritée. En revanche, les quelques 600 soldats français exécutés entre 1914 et 1918 pour insubordination ou acte de désertion n’obtiennent aucune reconnaissance posthume. Exclus des listes gravées sur le marbre des édifices de commémoration, ils disparaissent dans le mépris d’une nation qui, toute entière à sa victoire, refuse d’accorder son pardon à ceux qui ont failli. Veuves et orphelins assument longtemps après la guerre la faute d’un père ou d’un mari fusillé pour l’exemple. Montrés du doigt, les malheureux ne peuvent prétendre aux pensions que les autorités versent à des familles endeuillées pour prix des souffrances subies.

Aujourd’hui encore, quatre vingt dix ans plus tard, certaines personnalités politiques ne cachent pas leurs réticences à la seule évocation d’une réhabilitation des fusillés de 1917. La question suscite encore bien des débats dans le monde parlementaire et la société : les passions sont loin d’être toutes retombées.

Les mutineries ne sont pas un phénomène proprement français. Au cours des quatre années que dure le conflit, les pays engagés doivent eux aussi affronter la colère de combattants épuisés et négligés. Si les autorités allemandes reconnaissent l’exécution d’une cinquantaine de déserteurs (Chiffre douteux au regard des autres nations), près de 300 soldats britanniques sont passés par les armes. Avec plus de 700 condamnés, l’Italie détient un triste record.

L’ouverture prochaine des archives militaires encore interdites aux historiens le montrera sans doute : les mouvements de colères de 1917 n’ont jamais été autre chose que l’expression du désespoir de soldats jetés dans l’enfer des tranchées...