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Jean de La Fontaine, le mal aimé de Versailles.

Louis XIV n’est pas seulement le dirigeant du plus puissant royaume d’Europe. Il est aussi le grand amateur d’art dont les manuels d’Histoire conservent le souvenir. Quand ses activités politiques lui en laissent le loisir, le maître de Versailles trouve plaisir à flâner dans le magnifique parc du château. Ses promenades quotidiennes, le déjeuner achevé, le conduisent à travers les parterres ornés des allées, à quelques distances de somptueux plans d’eau imaginés par Le Nôtre. Le monarque sait qu’il doit beaucoup à son jardinier, dont il apprécie les talents et l’expérience solide. Les deux hommes s’entretiennent volontiers de longs moments : avancée des travaux, imprévus de dernière minute, retards....Le souverain se tient au courant de tout, surtout quand l’image de sa propre gloire est en jeu.

Aucun détail n’échappe au roi. Louis contrôle, surveille, ordonne. Rien n’est possible sans son consentement, tout passe par sa volonté. S’il existe une vie littéraire française au XVII° siècle, celle-ci semble ne pas avoir d’autre fin que de servir, chanter et dérouler aux regards des autres nations européennes la puissance du souverain. Les écrivains mettent d’autant plus volontiers leur plume au service de la Couronne que les pensions octroyées pour le prix d’une composition réussie rendent l’existence confortable. Du dramaturge Racine au poète Boileau, en passant par un Molière dont l’ironie exacte suscite autant l’admiration que l’indignation, l’ensemble de la société des Lettres travaille au rayonnement de celui par lequel elle existe.

La longévité inédite du règne de Louis XIV produit un bouillonnement intellectuel sans précédent : poèmes, tragédies, comédies, récits historiques, les meilleurs auteurs du temps déploient une énergie créatrice inconnue par le passé. Il est bien difficile de demeurer indifférent aux activités fécondes des serviteurs zélés de la Monarchie et l’on y trouve maints chefs d’œuvres dont le succès ne se dément pas aujourd’hui encore. Néanmoins, par delà les réussites, il est juste de souligner que la littérature du Grand Siècle se laisse enfermer dans le cadre rigide et strict que le pouvoir lui impose. Des contraintes que la propagande officielle produit, naît un certain manque d’originalité et le sentiment d’une pesanteur. Comme si nulle autre voie ne pouvait exister en dehors des modèles propres à satisfaire les attentes du roi. Comme si pour être reconnu, apprécié et admiré, un auteur devait se contenter de travailler à la gloire de son puissant protecteur.

Nombreux sont ceux qui parmi les écrivains du Grand Siècle acceptent de sacrifier aux exigences de la propagande d’Etat une indépendance intellectuelle dont le Pouvoir se méfie. La création de l’Académie Française par Richelieu, bien avant Louis XIV, répond aux préoccupations d’une Monarchie absolue, encore incertaine d’elle-même, à la recherche d’appuis : l’artiste ne travaille pas seulement à satisfaire sa recherche d’esthétisme et de perfection. Il lui revient aussi de participer par la maîtrise de son art à la gloire universelle du souverain.

Il est dans ses conditions dangereuses pour un écrivain de ne pas plaire au roi : c’est à coup sûr perdre un solide appui et affronter les critiques d’un public averti. Jean de la Fontaine (1621-1695) se distingue en cela de ses collègues qu’il n’a jamais trouvé chez Louis XIV le succès que ses célèbres fables ont pourtant emporté après sa disparition.

Au XVII° siècle, un auteur ne peut exister sans le soutien d’un puissant protecteur : un ministre, un prince de sang.... Malchance ? Manque de clairvoyance ? La Fontaine compromet les débuts prometteurs de sa carrière en acceptant la bienveillance du puissant Fouquet. Lorsque le Contrôleur Général des Finances paye de sa liberté la somptueuse fête qu’il donne à Vaux Le Vicomte pour éblouir le Roi Soleil, La Fontaine partage malgré lui la déchéance de son maître. Colbert dans un premier temps, puis le souverain en personne ne lui pardonnent pas les années passées auprès du ministre condamné.

Les talents artistiques de l’homme ne font pas sans doute pas l’unanimité à la Cour de Versailles néanmoins les admirateurs ne manquent pas. Quelques figures importantes de la Haute Aristocratie prennent fait et cause pour l’écrivain mal aimé.

La Fontaine est surtout connu pour les dizaines de fables qu’il a composées jusqu’à la veille de sa mort. La fable est un genre littéraire très ancien et déjà utilisé. A l’époque de l’Antiquité romaine, Esope rédige de courtes histoires mettant en scène hommes et animaux. Le récit s’achève sur une morale dont il revient au lecteur de tirer un enseignement.

Des siècles plus tard, La Fontaine s’inspire des héritages de son brillant aîné : il y ajoute pourtant sa touche particulière : ton résolument moqueur, personnage plus étoffés......

L’auteur n’a que peu d’indulgence pour la société de son époque. Remarquablement précis dans ses observations, ironique et malicieux à la fois, l’homme aborde les défauts, les manies de ses contemporains à travers la mise en scène d’un bestiaire varié et exotique. Du rat avare au singe hypocrite, du lion orgueilleux au renard rusé, de l’âne soumis à l’ours violent, La Fontaine expose à son lecteur sans rien en dissimuler les comportements risibles, et souvent ridicules, des hommes du XVII° siècle.

Mal reçu à Versailles, l’écrivain ne se prive pas de souligner, parfois cruellement, les absurdités de la Cour du Roi Soleil. Deux fables éclairent les couloirs du palais d’une lumière bien étrange : au-delà des salons feutrés, des anti- chambres cossues, mensonges, hypocrisies et trahisons régissent les rapports de ceux qui vivent à l’ombre du souverain.

 

LA COUR DU LION.

 

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître

De quelles nations le Ciel l’avait fait maître.

Il manda donc par députés

Ses vassaux de toute nature,

Envoyant de tous les côtés

Une circulaire écriture,

Avec son sceau. L’écrit portait

Qu’un mois durant le Roi tiendrait

Cour plénière, dont l’ouverture

Devait être un fort grand festin,

Suivi des tours de Fagotin.

Par ce trait de magnificence

Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.

En son Louvre il les invita.

Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l’odeur se porta

D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :

Il se fût bien passé de faire cette mine,

Sa grimace déplut. Le Monarque irrité

L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Le Singe approuva fort cette sévérité,

Et flatteur excessif il loua la colère

Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur :

Il n’était ambre, il n’était fleur,

Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie

Eut un mauvais succès, et fut encore punie.

Ce Monseigneur du Lion-là

Fut parent de Caligula.

Le Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,

Que sens-tu ? Dis-le-moi : parle sans déguiser.

L’autre aussitôt de s’excuser,

Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire

Sans odorat ; bref, il s’en tire.

Ceci vous sert d’enseignement :

Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,

Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,

Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

 

Le ton ironique de cette fable ne doit pas échapper. Les animaux mis en scène ne sont pas choisis par hasard. Chacun joue un rôle bien précis.

- Le lion. Sa puissance, son orgueil démesuré, son attitude rappellent le comportement de Louis XIV. A l’image de l’animal qui le symbolise, le roi règne en maître sur sa Cour. Jaloux de son pouvoir, méfiant d’une Noblesse remuante de nature, il convoque régulièrement auprès de lui les princes de sang pour mieux les surveiller. Une invitation à Versailles ne se décline pas. Il faut s’y soumettre, quitter sur l’heure sa résidence provinciale et accourir au plus vite. La violence que le lion déploie quand un courtisan commet l’erreur de lui déplaire (L’Ours grimace de dégoût lorsque lui parviennent les relents du charnier) souligne avec quelle facilité le souverain peut briser la réputation, la renommée de celui qui ne satisfait pas ses exigences. Attention toutefois ! Si le lion n’est pas dupe des courbettes du singe réjoui de sa sévérité, Louis XIV n’apprécie pas davantage les hypocrisies trop marquées d’un courtisan empressé et soucieux d’obtenir sa faveur.

- Le singe, l’ours et le renard évoquent les attitudes de la Cour. Le bonheur qu’éprouve le singe quand l’ours endure la colère léonine n’est pas sans rappeler que de profondes tensions animent les couloirs de Versailles : la déchéance de l’un fait le bonheur de l’autre, la disgrâce du malheureux arrange les affaires de l’ambitieux.

- La morale de la fable résonne comme un avertissement. Le Renard est le plus malin de ses compères. Il a compris qu’au palais de son maître, il n’est jamais bon de dévoiler trop haut ses opinions. L’hypocrisie n’est cependant pas meilleure conseillère. La Fontaine prévient : un bon courtisan ne prend jamais ouvertement parti et doit éviter de se compromettre dans de trop violentes querelles.

- Enfin, la comparaison que l’auteur utilise quand il évoque la Cour dévoile des sentiments sans concession à l’égard d’un univers où il ne s’est jamais senti à son aise. Le message est clair : par delà les dorures des tableaux et l’éclat brillant de la Galerie des Glaces, les corridors du palais ne sont guère plus avenants qu’un affreux charnier. Comportements écœurants, attitudes répugnantes découragent l’honnête homme de pénétrer à Versailles...

 

LES OBSEQUES DE LA LIONNE.

 

La femme du Lion mourut :

Aussitôt chacun accourut

Pour s’acquitter envers le Prince

De certains compliments de consolation,

Qui sont surcroît d’affliction.

Il fit avertir sa Province

Que les obsèques se feraient

Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient

Pour régler la cérémonie,

Et pour placer la compagnie.

Jugez si chacun s’y trouva.

Le Prince aux cris s’abandonna,

Et tout son antre en résonna.

Les Lions n’ont point d’autre temple.

On entendit à son exemple

Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.

Je définis la cour un pays où les gens

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être,

Tâchent au moins de le paraître,

Peuple caméléon, peuple singe du maître,

On dirait qu’un esprit anime mille corps ;

C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.

Pour revenir à notre affaire

Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?

Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis

Etranglé sa femme et son fils.

Bref il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,

Et soutint qu’il l’avait vu rire.

La colère du Roi, comme dit Salomon,

Est terrible, et surtout celle du roi Lion :

Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire.

Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois

Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.

Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes

Nos sacrés ongles ; venez Loups,

Vengez la Reine, immolez tous

Ce traître à ses augustes mânes.

Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs

Est passé ; la douleur est ici superflue.

Votre digne moitié couchée entre des fleurs,

Tout près d’ici m’est apparue ;

Et je l’ai d’abord reconnue.

Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,

Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.

Aux Champs Elysiens j’ai goûté mille charmes,

Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.

Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.

J’y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,

Qu’on se mit à crier : Miracle, apothéose !

Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.

Amusez les Rois par des songes,

Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,

Quelque indignation dont leur cœur soit remplie,

Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.

 

Cette fable s’inspire d’un malheur survenu à la Cour du Roi Soleil : le décès en 1683 de la reine Marie Thérèse d’Espagne que Louis XIV a épousé à l’occasion du traité des Pyrénées (Juin 1660).

La disparition tragique de l’Infante peine naturellement le souverain mais chacun sait bien que le couple royal n’était pas un modèle d’harmonie : timide, effacée et sans beauté particulière, Marie Thérèse ne pouvait guère combler les attentes de son mari. Tenu à l’écart des grandes décisions politiques, même quand celles-ci engageaient l’avenir de son pats natal, la malheureuse princesse de l’Escurial assistait silencieuse aux infidélités manifestes de son conjoint dont les détails animaient les conversations des antichambres de Versailles.

A la manière du Lion inconsolable rassemblant autour de lui ses courtisans, Louis XIV instrumentalise les funérailles de la défunte : un moyen bien trouvé d’afficher la puissance incontestée de son pouvoir. L’évènement fournit à La Fontaine l’occasion de déployer l’ironie blessante dont il est coutumier quand il s’intéresse à la Cour.

L’auteur se permet d’ailleurs une digression au long du récit : évoquant la détresse du Lion que ses familiers se font un devoir de partager, il offre au lecteur sa vision personnelle de la Cour, un univers clos où les émotions et les attitudes évoluent en fonction de l’humeur royale. Que le malheur frappe le souverain, et Versailles en son entier prend le deuil. Que le souverain éprouve la joie d’une naissance heureuse, d’un mariage réussi pour ses enfants et les couloirs du château résonnent des rires de la Cour.

A l’image du cerf, que la disparition de la Lionne laisse indifférent, il est toujours mal vu et dangereux de se distinguer. Le détachement qu’affiche l’animal au malheur de son maître lui vaut le risque d’une mise à mort immédiate. A Versailles, la disgrâce, que l’on redoute tant, sanctionne ceux qui ne respectent pas les principes essentiels de la vie à la Cour du Roi-Soleil : nul ne peut se permettre d’oublier que le roi contrôle jusqu’aux sentiments de chacun.

La morale de la fable est cruelle. L’écrivain le dit sans détour : un souverain apprécie les compliments et les flatteries. L’homme malicieux obtient de son maître n’importe quelle faveur pour peu qu’il distille avec intelligence quelques hypocrisies.

Mal aimé en son temps, incompris et critiqué de ses pairs, La Fontaine est pourtant devenu au lendemain de sa mort l’un des plus talentueux écrivains de la littérature française. Ses dizaines de fables, auxquelles pourtant il ne prêtait qu’une importance secondaire, entretiennent sa gloire posthume. Apprises et récitées par des générations d’écoliers, traduites en plusieurs langues, elles fournissent aux historiens actuels une image précieuse, quoique très souvent ironique, de la société du XVII° siècle.