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L’histoire oubliée des Pieds Noirs d’Algérie.

Il y a peu, une émission télévisée offrait la parole aux Pieds Noirs d’Algérie. Devant le journaliste qui les écoutait sans un mot, comme s’il craignait rompre le fil des témoignages, des hommes, des femmes d’une cinquantaine d’années, revenus en métropole au moment des évènements de 1962, ranimaient, avec émotion et sincérité, les heures douloureuses d’un passé aujourd’hui mal connu.
A écouter les propos des anciens colons, dont beaucoup furent victimes des exactions du FLN, tous le rappelaient, il était difficile de ne pas songer aux articles parus dans la presse française après la fusillade meurtrière de la rue d’Isly à Alger, le 26 Mars 1962 (Ce jour là, un rassemblement de Français hostiles aux accords d’Evian est dispersé dans le sang). « Fascistes », « Colonisateurs », « Exploiteurs », les mêmes mots revenaient sous la plume des journalistes quand ils décrivaient les manifestants du défilé. Quarante ans plus tard, les survivants de la tragédie expliquaient ne pas se reconnaître dans le portrait dressé d’eux à l’époque. Nul n’avait, selon eux, fait davantage que d’exprimer le désir sincère de vivre en paix sur la terre de son enfance.

La retransmission des reportages, où les Pieds Noirs ont l’occasion de livrer le récit de leur vécu, est révélatrice d’une attitude nouvelle quant au passé de la présence française en Afrique du Nord. Les brutalités commises par les maquisards ou les militaires pendant la guerre d’Algérie sont aujourd’hui bien connues. Des livres, des rapports alimentent régulièrement la question de la torture dans les prisons de l’armée, évoquent précisément les attentats sanglants perpétrés par les organisations du FLN, de l’OAS, ou rappellent les règlements de compte meurtriers survenus entre nationalistes eux- mêmes.
Néanmoins, les souffrances endurées par les colons à l’époque de l’indépendance ou après le rapatriement en métropole sont toujours ignorées. Comme si renonçant à l’Algérie, la République souhaitait ne plus se souvenir de ces citoyens (Alsaciens, Corses, Méridionaux…) partis un jour vivre au delà de la Méditerranée.

A cela, plusieurs explications. 

D’abord, depuis la conquête de 1830, une évidente coupure géographique (Des centaines de kilomètres séparent l’hexagone de sa colonie) isole les Français installés au Maghreb. L’éloignement, que les liaisons maritimes ne peuvent pas compenser, complique le dialogue et entretient un sentiment ancien d’indifférence (Puis une profonde incompréhension quand se produisent les évènements de 1954). Assurément, en Europe, l’opinion publique, d’ailleurs confortée dans ses certitudes par les propos d’une partie de la presse, n’approuve plus, à l’instant où la perte des départements nord africains apparaît inévitable, l’attitude de Pieds Noirs résolus à défendre le principe d’une Algérie française. L’utilisation habituelle de sobriquets pour désigner l’une ou l’autre des deux communautés (« Pieds Noirs », « Algériens ») témoigne qu’effectivement, une méfiance tenace s’est installée entre les rivages de la Méditerranée.

Les réticences, voire le refus catégorique de la société coloniale lorsque certains parlementaires envisagent prudemment la mise en œuvre d’une égalité politique au Maghreb, dégradent indiscutablement les représentations que la métropole construit de ses lointains compatriotes. Les articles violents des journaux quand ils évoquent les victimes de la fusillade rue d’Isly sont le reflet de cette image véhiculée à Paris, à Bordeaux ou ailleurs. Si on ne les qualifie pas de « fascistes », ou d’ « exploiteurs », les Pieds Noirs sont alors vus comme des citoyens de seconde zone. Réduire les Français d’Algérie à une minorité vivant des souffrances de la population arabe est bien évidemment fournir une vision très caricaturée de la réalité (Même si l’on ne peut contester les dérapages de quelques uns). Beaucoup appartiennent à des groupes sociaux relativement modestes : petits fonctionnaires, employés, ouvriers, artisans. Ce constat posé, l’image du Français propriétaire de vastes domaines agricoles sur lesquels s’épuiseraient des salariés arabes mal payés perd de son crédit. (Même si elle n’est pas totalement fausse).
Parce qu’ils sont méconnus des métropolitains, l’intégration des rapatriés d’Algérie en Europe pose problème. Débarqués sur le port de Marseille ou à Orly, encombrés des seuls bagages qu’ils ont pu emporter avec eux, les exilés se heurtent à l’indifférence, à la méfiance ou au ressentiment de la population.

Quarante ans après les Accords d’Evian, il faut bien le dire, la parole des colons d’autrefois trouve toujours peu d’écho. Ceux que l’on appelait par dérision ou mépris « les Algériens » rappellent l’humiliation d’une nation confrontée au passé douloureux de la décolonisation. Eprouvés par les difficultés de leur intégration, les Pieds Noirs se sont longtemps réfugiés dans le silence : personne ne souhaitait entendre la parole d’hommes et de femmes qui, tout autant que les Musulmans, avaient cruellement ressenti les violences de la guerre.

Deux évènements, oubliés de l’histoire officielle, mériteraient pourtant une plus large étude car ils soulignent le sentiment de désarroi des Européens d’Alger après l’indépendance.
Vécue comme un soulagement légitime en métropole, la signature des Accords d’Evian retentit aux oreilles des colons comme un sinistre glas : celui de la présence française au Maghreb. Pour les Pieds Noirs, la question est d’une effrayante simplicité : rester sur place, dans le pays de son enfance ? Quitter la terre familiale ? Abandonner tout ce que l’on a bâti ? Le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) garantit en principe la sécurité aux Occidentaux qui souhaitent demeurer sur place. L’accumulation des rancœurs et l’attitude extrême de l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète), qui n’accepte pas les négociations engagées à Evian, rendent malgré tout l’avenir très instable. Les partisans du FLN préviennent : pour les Français d’Alger, d’Oran et d’ailleurs, il faudra choisir entre « la valise ou le cercueil ». Tandis que des centaines de personnes s’embarquent à la hâte pour l’hexagone, les derniers colons d’Alger espèrent encore un retournement, bien improbable, de situation.

En fait, les Accords du 18 Mars 1962 relancent plus qu’ils ne les règlent les violences. La partie est désormais perdue, mais les membres de l’OAS poursuivent un combat sans issue : persuadés qu’un soulèvement massif des Musulmans finirait par entraîner l’intervention de l’armée et la rupture des négociations d’Evian, l’Armée Secrète multiplie les provocations : assassinats d’Arabes, attentats aveugles….Le stratagème ne fonctionne pas : non seulement les brutalités accentuent la fracture entre communautés européenne et maghrébine mais elles isolent un peu plus encore l’OAS. Recherchés et traqués par les forces de l’ordre, dont la seule consigne est de maintenir le calme jusqu’à l’évacuation du pays, les activistes se réfugient dans le quartier de Bab El Oued, à Alger. Les autorités font boucler le secteur.

Les colons réagissent vivement. Le 26 Mars, beaucoup répondent aux appels de l’OAS et montent sur Bab El Oued. Des cordons militaires bloquent le passage et empêchent la foule d’avancer. Un mouvement de colère parcourt les rangs, la tension monte. La tragédie se produit lorsqu’une fusillade éclate. Il est encore délicat d’en déceler l’origine précise : provocation ultime des partisans de l’OAS ? Affolement d’un jeune officier dépassé par la situation ? Quelques mitrailleuses balayent pendant un quart d’heure les rues du quartier. Au milieu de la panique générale et des cris, des dizaines de personnes s’effondrent sur le pavé. Les bilans officiels avancent un chiffre de 46 morts. Selon certains historiens, le nombre de victimes pourrait être comparable à celui du 17 Octobre 1961 parce que des blessés décèdent encore après leur transfert dans les hôpitaux de la région.

L’évènement produit, on s’en doute, de nombreuses réactions. En métropole, quelques journalistes interprètent les manifestations comme le soulèvement désespérée et inutile de colons mobilisés par l’OAS. L’armée aurait alors légitimement réprimé l’agitation.
A entendre les rescapés du massacre, il est clair que les articles de la presse correspondent mal à la réalité des faits. Une femme interrogée sur sa présence dans les défilés expliquait avoir voulu gagner Bab El Oued pour soutenir et apaiser les habitants bloqués dans le quartier.
D’autres survivants de la tragédie évoquent quant à eux une machination pour briser les dernières résistances de la communauté coloniale et accélérer le processus de rapatriement.

La fusillade de la rue d’Isly est le produit d’un dérapage incontestable. Si les spécialistes ont maintenant éclairci les mécanismes de la répression du 17 Octobre 1961, la journée du 26 Mars 1962 reste à explorer. Il est donc, en l’état des travaux actuels, assez difficile d’obtenir une vision exacte des circonstances du drame. Les historiens devront établir les responsabilités de chacun. Il est à peu près sûr que cet épisode sanglant de la guerre d’Algérie n’a pas fini de susciter d’actives polémiques. 

Autre moment fort de la tragédie vécue par les Pieds Noirs, les violences survenues dans la région d’Oran, le 5 Juillet 1962. Quelques jours après l’indépendance, des centaines d’Algériens défilent dans les rues de la ville, drapeaux en tête. L’ambiance semble plutôt pacifique. Mais un coup de feu inattendu précipite brutalement les évènements. Les esprits sont encore marqués des exactions commises depuis plusieurs semaines par les partisans de l’OAS. Aussi imagine-t-on que l’Armée Secrète exécute le plan d’un complot préparé de longue date. Une panique inexplicable, incontrôlée s’empare des manifestants. Les célébrations de la victoire tournent en chasse à l’homme. Les cibles : les colons que l’on rencontre au hasard des rues. Les tueries se prolongent jusqu’aux environs de 17 heures. Dans leurs casernes, les 18000 soldats français présents sur place assistent aux massacres sans s’interposer. Le général responsable des troupes a reçu l’ordre de ne pas intervenir. En fin d’après midi, quelques militaires se risquent à sortir et porter les premiers secours. Mais il est bien trop tard : les bilans officiels font état de 400 morts. Sans doute les chiffres ne prennent-ils pas en compte les dizaines de disparus recensées. Certains témoins avancent un nombre de 3000 victimes. La réalité se situerait plutôt aux alentours de 800.

Les massacres d’Oran, une manifestation pacifique qui aurait mal tourné. Les survivants de la tragédie n’y croient pas : des récits soulignent que des armes circulaient entre manifestants le matin des célébrations de l’indépendance.
Toute la lumière n’a pas encore été faite : les évènements restent toujours un épisode obscur de la guerre d’Algérie...
Egalement méconnus et peu médiatisés en métropole, les enlèvements d’Européens ce même mois de Juillet 1962. Des dizaines de personnes, issues de la communauté occidentale, disparaissent sans laisser de trace. Peu nombreux seront ceux que l’on retrouvera vivants. Des autres, moins chanceux, personne n’aura jamais plus de nouvelles.

Les tueries d’Oran sont le dernier acte de la décolonisation en Afrique du Nord. Les opérations de rapatriement s’accélèrent. A la fin de l’été, il ne reste plus en Algérie que 100000 Français (Sur un total d’un million). Les exilés débarquent à Marseille, à Paris sur un sol qu’ils ne connaissent pas, dans un pays peu disposé à les accueillir. Les arrivants ne possèdent plus rien, ils ont tout laissé de l’autre côté de la Méditerranée.
Dans les premiers temps, il faut se contenter d’un logement de fortune, parfois dormir dans les rues. L’intégration sera difficile, les Pieds Noirs auront à affronter l’indifférence et le ressentiment de leurs compatriotes.

Reconstruire l’histoire douloureuse des Européens d’Algérie au moment de la décolonisation n’est pas nier les souffrances et les brimades de la communauté arabe. Les historiens commencent juste à se pencher sur une question longtemps ignorée de notre passé. Ils auront certainement à montrer ce que les guerres du XX° siècle nous ont appris : les déchirements sanglants d’un peuple, d’un pays ne font jamais aucune distinction. Pas de « Bons », pas de « Méchants », juste des hommes et des femmes confrontés aux souffrances qu’un conflit produit nécessairement.