Accueil > Archives > Pédagogie > Histoire-géographie > 6ème > Pour les plus curieux > Verrès ou l’art de la corruption à l’époque de la Rome antique.

Verrès ou l’art de la corruption à l’époque de la Rome antique.

Premier siècle avant Jésus- Christ. Rome vit des heures troubles. Le subtil équilibre des institutions que la République avait su jadis réaliser menace de se rompre. Les pratiques politiques de l’aristocratie traditionnelle évoluent, se transforment. Autrefois, s’engager au service de l’Etat pour l’exercice d’une magistrature relevait d’un devoir civique. Devoir que les patriciens assumaient volontiers et se transmettaient de générations en générations. L’ascension rapide de familles issues de la plèbe produit, au lendemain de la royauté, une première mutation : bien qu’ils ne puissent pénétrer les rangs très fermés de la vieille noblesse, faute d’une ascendance prestigieuse, des hommes enrichis et influents réclament un droit d’accès au pouvoir.
Le combat est long. Il nécessite plusieurs décennies de luttes et de revendications. La société finit néanmoins par s’adapter. La plèbe obtient enfin le droit d’élire ses propres représentants, les tribuns. Un tribun est un personnages sacré, inviolable (Nul ne peut porter la main sur lui lorsqu’il exerce son activité), capable de contester toute décision politique s’il la juge incompatible aux intérêts du peuple. La victoire est acquise au prix d’un engagement violent et d’une menace de sécession. Ce n’est là qu’une étape. D’autres suivent rapidement. Le processus aboutit finalement à l’entrée des lignées plébéiennes les plus puissantes au cœur des rouages administratifs du régime. Le fait mérite d’être souligné car il marque le tournant incontournable de l’histoire républicaine. Il redéfinit également les contours d’une aristocratie nouvelle, une aristocratie agrégeant au patriciat ancien les descendants de familles qui n’ont jusqu’à présent détenu aucune fonction politique.

Les conquêtes méditerranéennes à partir du III° siècle avant Jésus- Christ annoncent le temps d’une autre rupture. Une rupture violente. Une rupture que l’on trouve à l’origine d’un ordre social transformé. L’intégration progressive des régions conquises à la péninsule italienne alimente un flux considérable de richesses vers Rome. Les éléments essentiels du dynamisme économique que les sources latines évoquent abondamment se mettent en place. Si, dans son ensemble, la paysannerie traditionnelle des campagnes éprouve maintes difficultés à s’adapter aux spéculations des grands domaines agricoles de Sicile, d’Espagne ou d’Egypte, le commerce profite des relations que les négociants établissent d’un rivage à l’autre du monde romain. Des fortunes colossales se construisent en quelques générations. Fortunes qui ne sont plus exclusivement foncières, comme par le passé. Quelques ambitieux bâtissent leur puissance sur le contrôle de vastes réseaux financiers. Au sommet de l’Etat, magistrats et fonctionnaires participent à l’exploitation de l’empire : le cas de Verrès est à ce titre exemplaire. Ce gouverneur de Sicile utilise les commandes du pouvoir pour détourner à son profit personnel un volume considérable de richesses. Faut-il voir dans cette attitude particulière (qui a d’ailleurs profondément scandalisé la société de l’époque) le reflet d’une corruption généralisée, sur les bords de la Méditerranée ? N’est-il pas dangereux d’étendre à l’ensemble des élites politiques la pratique d’abus certes exceptionnellement graves mais peut-être moins fréquents qu’il pourrait y paraître au premier abord ? Si l’on en croit certains auteurs latins, Verrès serait le modèle le plus accompli de cette vieille aristocratie installée au cœur des rouages institutionnels. Une aristocratie qui tire l’essentiel de son pouvoir politique du souvenir glorieux de lignées auxquelles elle se rattache. Une aristocratie qui fonde sa légitimité sur d’anciennes généalogies où paraissent de respectables ancêtres, responsables en leur temps d’une magistrature.
Parvenu au consulat, Marius défend d’autres valeurs, des valeurs qui ne sont pas celle de la noblesse traditionnelle, une manière nouvelle de concevoir l’exercice du pouvoir. L’ambitieux personnage est un « Homme Nouveau ». Sa famille n’a jamais avant lui assumé de charges publiques. Son ascension s’appuie non sur la réputation de ses origines (Réputation dont, du reste, il ne dispose pas) mais bien plus sur ses aptitudes intellectuelles, sa détermination, ses capacités. Au principe de filiation si cher à l’aristocratie, Marius oppose celui du mérite. Le célèbre Cicéron reprend d’ailleurs pour ses besoins littéraires des arguments identiques. Dans une œuvre prodigieuse, les Verrines (Réquisitoire composé à l’occasion du procès de Verrès), il évoque abondamment la faiblesse majeure des institutions républicaines : la noblesse traditionnelle assoit son pouvoir politique sur le seul privilège d’une naissance prestigieuse ou reconnue comme telle.

S’il n’est pas certain que le cursus particulier de Verrès soit véritablement significatif d’une réalité vécue, il n’en montre pas moins que l’homme apparient au groupe de ceux que l’on appelle à Rome les « Optimates » (Les meilleurs, dans notre langue moderne) parce qu’ils disposent des honneurs et de la renommée que leur offre l’exercice des magistratures.
Verrès est l’héritier d’une vieille famille patricienne dont le souvenir s’ancre au cœur de la mémoire républicaine. La mort de son père lui laisse un formidable patrimoine financier et foncier. Le jeune garçon mène l’existence ordinaire des membres les plus puissants de la noblesse. Existence que Cicéron critique abondamment tout au long de son réquisitoire. Verrès s’étourdit dans les plaisirs, le luxe et le faste. La passion des jeux de dés le prend très tôt. Il y risque de grosses sommes. Il y perd beaucoup. De banquets en paris manqués, de spectacles en divertissements coûteux, il finit par dilapider tout ce qu’il possède.
L’imprudent néanmoins aime trop le luxe pour se satisfaire d’une vie plus ordinaire. Il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Dès lors, et jusqu’à la fin sa carrière publique, il usera de tous les moyens pour accaparer, voler ou détourner ce qu’il s’appliquera à dépenser en quelques soirées.
L’implication passée de ses ancêtres au service de la République lui ouvre naturellement les portes du monde politique. Verrès n’a assurément pas les aptitudes d’un magistrat efficace et talentueux. Les graves erreurs dont il portera ultérieurement la responsabilité suffisent à le montrer. Pense-t-il trouver dans sa participation au gouvernement de l’empire une manière de s’enrichir facilement ? Sans doute. A l’époque où Rome étend son ombre sur les régions de la Méditerranée, de telles préoccupations ne sont pas inhabituelles. Gouverneurs, propréteurs, proconsuls ou fonctionnaires songent à tirer profit d’une position politique parfois difficilement conquise. Une manière de récompenser les sacrifices consentis (L’élection aux magistratures supérieures nécessitent en principe de prodigieuses dépenses). Une manière également de se rembourser lorsqu’il a fallu payer très cher les soutiens, les alliances.

En 84 avant Jésus- Christ, Verrès devient questeur, sa première fonction. Une fonction coûteuse. Ce qui nous surprend aujourd’hui passe pour être une pratique courante de l’aristocratie à l’époque de la Rome antique : s’il veut emporter la décision d’un scrutin, un candidat étale sa générosité et ses largesses. Une manière efficace de rassembler autour de soi les voix indispensables à la victoire. La popularité d’un prétendant à une magistrature est d’autant plus élevée que celui-ci multiplie les gestes séducteurs : organisations de jeux et de divertissements, etc…. Un homme isolé et sans relation ne peut s’élever sur la scène publique. Disposer du pouvoir suppose que l’on ait tissé autour de soi un vaste réseau d’obligés, « des clients », qui en échange de services divers (Protection, assistance …) apportent leur soutien au moment des grands rendez-vous électoraux. Les sommes investies sont immenses, les élites politiques alimentent par leurs pratiques la circulation d’un important volume de richesses.

Sans doute Verrès consent-il lui aussi de grosses dépenses avant d’obtenir la questure. Avec dix neuf autres collègues (Il y a vingt questeurs à Rome) il lui revient de gérer les finances de l’empire. Pour un homme comme lui, la perspective de manipuler le produit lucratif des impôts, des tributs ou des butins est une véritable aubaine. Une terrible tentation aussi à laquelle il n’a de toute façon aucune envie de résister. Sa première mission le conduit auprès de l’un des deux consuls de Rome. Première mission et première malversation. Il détourne à son profit une partie des fonds de l’armée puis s’enfuit.
Aux dires de ses ennemis, Verrès a toujours été un piètre administrateur. Néanmoins, à l’époque de la guerre sans merci que se livrent Marius et Sylla, il fait les bons choix politiques. Il part se réfugier auprès de Sylla, qui, vainqueur d’un long conflit en Orient, débarque sur le sol italien pour reprendre le pouvoir. Verrès mise sur le bon parti : Sylla pénètre à Rome et y élimine au cours d’une proscription sanglante les amis de son adversaire (Marius est décédé un peu plus tôt).

Le questeur malhonnête a pris une heureuse décision (Ce qui lui sauve d’ailleurs la vie). Quatre ans plus tard, sorti de ses fonctions, il s’arrange pour obtenir le poste convoité de légat du propréteur de Cilicie, une province d’Asie Mineure que l’on connaît pour ses richesses (Un propréteur est un gouverneur que la collaboration d’un légat, c’est à dire d’un représentant, peut soulager et aider). Verrès a une fois encore beaucoup dépensé : pour sa nomination, il paye les personnages les plus influents, étale sa générosité, ses largesses, achète les soutiens utiles. Le séjour qu’il passe en Cilicie met à sa portée de fabuleux trésors. Il y découvre une région riche, des temples couverts d’or et des palais emplis d’œuvres d’art. Le magistrat s’accapare tout ce qui lui est permis : des richesses du Parthénon aux statues du sanctuaire d’Apollon en passant par les tableaux offerts à la déesse Junon, les plus beaux trésors orientaux embellissent ses jardins personnels. Une attitude ordinaire de l’aristocratie romaine : le pouvoir d’un homme se mesure à l’étendue de son patrimoine. Patrimoine qu’il est nécessaire d’exposer aux yeux de ses compagnons et amis parce qu’il est source de puissance tant économique que politique.

Verrès n’est pas seulement un homme avide. Ses accès de violence, ses brusques éclats de colère marquent les esprits.
En témoigne la malheureuse aventure de ce magistrat de Sicyone, aux extrémités du Péloponnèse, qui refuse le versement injustifié d’une somme d’argent. Le légat se fâche et conçoit de l’affront subi une affreuse vengeance. Il enferme le récalcitrant dans un local minuscule puis le fait abondamment enfumer.
Plus tard, à Lampsaque, en Asie Mineure, il s’éprend de la fille de son hôte Philodamus. Econduit et sans doute terriblement humilié, il organise l’enlèvement de la jeune femme. Le frère de l’infortunée intervient et avec quelques compagnons, brise les plans de l’amoureux repoussé. La fureur de Verrès est à la mesure de son dépit : il fait exécuter Philodamus et son fils.

Sa mission accomplie (Si l’on peut dire), l’homme revient à Rome. Sa réputation le précède : on a appris les exactions commises en Asie Mineure, on sait que Verrès se conduit bien plus en tyran avide et cruel qu’en responsable politique soucieux des intérêts du peuple romain.
L’année 74 marque une autre étape de sa carrière : il obtient son élection à la charge de prêteur urbain. Cette magistrature supérieure lui offre la direction des tribunaux de la capitale. Le personnage découvre, comme par le passé, les moyens d’un enrichissement rapide. Il s’arrange pour truquer les dossiers que l’on soumet à son jugement et vend même le verdict des procès.
Ses pratiques scandaleuses font vite le tour du Forum : les Romains n’ignorent pas les comportements de Verrès (L’homme s’appuie régulièrement sur les conseils douteux d’une belle courtisane avant de prendre ses décisions).

A sa sortie de charge, le passif est accablant. Malgré tout, l’homme jouit toujours du prestige de sa lignée familiale. On le choisit comme propréteur de Sicile, la plus ancienne des provinces de l’empire, conquise en 241 avant Jésus Christ, au lendemain de la première guerre punique contre Carthage. On imagine avec quel empressement Verrès part y prendre ses fonctions. Un empressement que l’on comprend d’autant mieux si l’on songe que l’île est particulièrement opulente. Terre de civilisation grecque (Depuis le VIII° siècle avant Jésus- Christ), la région passe pour le grenier à blé de la Méditerranée occidentale. Verrès multiplie les exactions, les violences, tant est si bien que les cités passées sous son administration finissent par se révolter et demandent l’arbitrage de Rome.

Le propréteur dispose de vastes pouvoirs : responsable de la justice, des garnisons locales et de la levée des impôts. Les trésors que le passé hellénique a laissés en héritage le grisent. Il organise un vaste réseau d’amis et d’obligés, attachés à son service personnel. Les collaborateurs choisis sont à l’image de leur maître : intéressés et avides, ils espèrent bien obtenir une part des richesses qu’ils récupèrent pour leur maître.

Comme à l’époque de son séjour en Asie Mineure, Verrès accumule les exactions : aux malversations, aux détournements de fonds, s’ajoutent les irrégularités judiciaires. Une corruption généralisée semble se répandre à tous les échelons du gouvernement provincial : des procès truqués, des sentences achetées aux élections arrangées (Notamment le tirage au sort traditionnel du grand prêtre de Zeus à Syracuse) aux perceptions frauduleuses du produit des impôts, tout est à matière à monnayage.
Les délices du pouvoir étourdissent le propréteur : à l’image des tyrans de l’antiquité grecque (Image que Cicéron utilise abondamment dans son réquisitoire), il ordonne que chaque cité dresse des statues à son effigie et ne se déplace qu’en litière, entouré d’une formidable escorte personnelle.
Cruel, Verrès l’est tout autant qu’autrefois. Malheur à ceux qui osent s’élever ou protester contre les abus du gouvernement local. Un magistrat de Syracuse, Sopater, paye cher le refus de livrer la statue de Mercure que Verrès lui réclamait.
Cicéron évoque le supplice infligé au malheureux :
« On était en plein hiver, le temps comme vous l’avez entendu dire à Sopater lui- même était très froid, la pluie abondante, quand Verrès commande aux licteurs de jeter Sopater du haut de la galerie où il siégeait et de le mettre à nu. A peine cet ordre avait-il été donné que vous auriez vu la victime dépouillée de ses vêtements et serrée entre les licteurs (….). Il y a au milieu de la place publique des statues équestres des Marcellus (patrons de la Sicile) comme dans presque toutes les villes de Sicile. Verrès choisit celle de Caïus Marcellus dont les bons offices envers la province toute entière étaient les plus récents et les plus importants. C’est là qu’il ordonne d’écarteler et d’attacher Sopater, homme bien connu dans son pays et honoré d’une magistrature. Ce que fut son supplice, une fois attaché en plein air, tout nu, sous la pluie, au froid, tous se le représentaient nécessairement. Et pourtant cet outrage et cette cruauté ne prirent fin que lorsque le peuple et la foule en masse, soulevé par l’indignité du spectacle et par la pitié, forcèrent le Sénat par leur cri à promettre la statue de Mercure à Verrès. Ainsi, Sopater, déjà presque raidi par le froid est emporté plus mort que vif ».

Un second passage de Cicéron rappelle le souvenir d’un autre évènement au cours duquel Verrès se laisse aller à ses colères proverbiales. Le fait survient peu après la défaite d’une flotte romaine envoyée contre les pirates qui, à cette époque, mettent à feu et à sang les rivages de la Sicile. Le châtiment du propréteur est exemplaire. Les capitaines revenus de l’expédition manquée sont enfermés dans une prison de Syracuse.
« Les condamnés sont enfermés en prison ; leur supplice est décidé ; les malheureux parents des capitaines les subissent ; on leur défend de visiter leurs fils ; on leur défend de porter à leurs enfants nourriture et vêtements. Ces pères que vous voyez étaient couchés sur le seuil de la prison, les malheureuses mères passaient toute la nuit devant la porte. On les empêchait de voir une dernière fois leurs enfants. Elles ne demandaient qu’une chose, la permission de recueillir dans u baiser le dernier soupir de leur fils. Il y avait là un geôlier dans la prison, le bourreau du prêteur, la mort et la terreur des alliés et des citoyens, Sextius qui tirait profit des gémissements et de la douleur de tous : « Pour entrer, tu donneras tant. Pour introduire des vivres, ce sera tant. ». Nul ne refusait. « Et pour que d’un seul coup de hache, je donne la mort à ton fils, que donneras-tu ? Pour qu’il ne soit pas torturé longtemps ? Pour qu’il ne soit pas frappé de trop de coups ? Pour que la vie lui soit ôtée sans qu’il souffre ? ». Même pour ce motif, on donnait de l’argent ».

Le tableau est saisissant. A la lecture des lignes précédentes, il semble que la Sicile de Verrès soit toute entière livrer à la corruption. Du gouverneur au plus misérable des gardiens de prison, chacun essaye de tirer un parti intéressant de ses fonctions. Le tout dans un climat de terreur que l’écrivain décrit avec des mots justes et précis. On comprend mieux à la lumière des documents que la révolte ait finit par gronder contre le propréteur. Néanmoins, il revient à l’historien d’évaluer le degré d’authenticité de la réalité reproduite par les soins de Cicéron. Le célèbre avocat n’a-t-il pas volontairement noirci la situation ? L’intensité dramatique des deux passages (Intensité parfaitement mise en œuvre par l’emploi d’un vocabulaire réfléchi) doit émouvoir le lecteur, lui inspirer un sentiment de pitié, de compassion mais aussi de colère.
Cicéron écrit dans un but précis : il dresse un réquisitoire sans appel contre le gouvernement de Verrès. Réquisitoire composé pour les besoins de la procédure lancée à son encontre. Une procédure dans laquelle l’auteur, il est important de le souligner, assume la défense des cités siciliennes.

L’extrait précédent l’affirme : Verrès n’est pas capable de conjurer le péril de la piraterie puisque ses navires subissent un échec humiliant en mer. Il est nécessaire de revenir sur ce point particulier. Au premier siècle avant Jésus Christ, les richesses de la province attisent la convoitise de pillards organisés et capables d’incursions meurtrières. Puisqu’ils disposent de pouvoirs militaires importants, les gouverneurs doivent à ce titre protéger les rivages de la région. Mauvais administrateur, Verrès ne paraît pas meilleur stratège. En ce domaine, ses pratiques douteuses gênent considérablement l’action de la flotte romaine et expliquent, au moins en partie, les revers successifs de la République.

Un jour, deux lieutenants du propréteur ramènent à Syracuse un navire corsaire avec à son bord une fabuleuse cargaison. En échange du butin qu’il récupère discrètement, Verrès fait évader l’équipage captif des terribles mines Latomies et lui substitue, pour tromper la vigilance des gardiens, de simples prisonniers.
Les pirates écument bientôt à nouveau les côtes. La flotte se mobilise mais ses faiblesses sont réelles : non seulement elle manque de soldats et de marins (parce que Verrès a permis, moyennent finances, que les cités de l’île puissent rallonger les congés militaires de leurs troupes) mais son commandement revient au Syracusain Cléomène, un personnage sans envergure et surtout incapable de mener efficacement ses vaisseaux au combat. Une série d’erreurs stratégiques produisent le désastre : l’affrontement tourne au désavantage des Siciliens et ouvre aux pillards l’accès au port de Syracuse. Vaincu et conscient qu’il n’a aucune mansuétude à attendre de son maître, Cléomène disparaît. Ses capitaines payent pour lui les fautes commises et périssent sur ordre de Verrès, exécutés dans d’affreuses conditions.

Le gouverneur doit en outre gérer un autre danger, tout aussi grave et pressant que le premier : en Italie, une immense révolte servile, conduite par un personnage d’origine mal connue, Spartacus, menace le pouvoir de Rome. Les rebelles mettent en déroute les légions envoyées contre eux. Après maintes discussions, ils conviennent de descendre sur le Sud de la péninsule où ils espèrent s’embarquer sur les navires des pirates. Cicéron n’en dit pas un mot, mais il semble que l’attitude de Verrès ait été suffisamment ferme pour dissuader Spartacus et les siens d’aborder les rivages de la Sicile. Finalement, l’aventure tourne au bain de sang. Elle marque néanmoins pour très longtemps les esprits.

Les excès du gouverneur, ses cruautés inutiles, ses violences gratuites, ses malversations financières finissent par provoquer un mouvement de colère généralisé. Les cités de l’île envoient devant le sénat de Rome une délégation d’ambassadeurs. Le rapport est accablant. Si accablant que cette fois, les autorités ne peuvent plus fermer les yeux. Une procédure judiciaire est immédiatement ouverte. Verrès est rappelé à Rome pour y répondre des accusations portées contre lui.

Les faits surviennent dans un contexte très particulier qu’il faut évoquer si l’on veut saisir que le procès n’est pas une simple péripétie judiciaire. Sa résonance politique ébranle le cœur même des institutions et offre à la vieille aristocratie romaine (d’où vient Verrès) l’occasion d’affronter ses ennemis.
Retour en arrière. Depuis une cinquantaine d’années, le parti des « Populares » se heurte à celui des Optimates. La notion de parti, telle que nous la connaissons aujourd’hui et telle que nous l’utilisons, ne décrit pas la même réalité au temps de la Rome antique. A l’époque, un parti est avant tout un ensemble de personnes partageant une même conviction, un même idéal, unies au cœur d’un réseau relationnel complexe. A la tête de l’organisation, un ou plusieurs personnages charismatiques, disposant du prestige et de l’influence nécessaires à leur action politique. Autour, des clients, des protégés qui, en échange de bienfaits, de protection, s’engagent dans la lutte de leurs « patrons », apportent leurs voix lors des grands rendez- vous électoraux.
L’exemple des Gracques au II° siècle avant Jésus- Christ est sur ce point révélateur : mis hors la loi pour ses propositions novatrices, Tibérius s’était réfugié sur la colline de l’Aventin avec des centaines de partisans. Plus tard, Marius, Sylla s’étaient eux aussi appuyé sur le soutien d’amis et de compagnons attachés à eux. Au sein de ce que nous appelons « parti », à l’époque de la République, nulle structure rigide telle que peuvent la connaître nos appareils politiques modernes. Les alliances se font et se défont selon les circonstances du moment, selon les intérêts de chacun.

Qui sont les Populares ? Ils regroupent en général les hommes venus de milieux sociaux parfois très aisés (Négociants, commerçants…) mais qui ne disposent dans leur lignée familiale d’aucun ancêtre prestigieux, ayant, à un moment ou un autre, assumé une charge publique. Ce sont les « Hommes Nouveaux » dont Marius se revendiquait haut et fort. Privés d’une ascendance illustre, l’accès au pouvoir politique leur est difficile. Ils réclament néanmoins un rôle politique puisqu’ils détiennent à Rome et en Italie une puissance économique considérable. Au principe de la naissance, qui accorde à l’aristocratie traditionnelle le privilège de contrôler les magistratures républicaines, ils opposent le principe du mérite qui ouvre aux plus capables, aux plus compétents les voies du pouvoir.
Les Optimates considèrent avec beaucoup de méfiance l’ascension sociale et les prétentions des « Hommes Nouveaux ». Etre noble dans la Rome républicaine suppose que l’on bâtisse sa fortune personnelle sur la possession de domaines fonciers et que l’on compte parmi ses ancêtres de prestigieuses figures politiques. Une personnalité comme Marius tire sa puissance financière d’activités autres que celle du travail de la terre.

Entre Populares et Optimates, le dialogue se complique au fur et à mesure et finit par ébranler la stabilité des institutions républicaines. Les combats électoraux tournent aux affrontements sanglants. La lutte sans merci que se livrent en leur temps Marius et Sylla (Le premier est un « Homme nouveau », le second un descendant authentique de la noblesse traditionnelle) marque les esprits : le siège de Rome au cœur de l’été 87 (Siège à l’issue duquel les partisans de Marius massacrent les membres les plus influents du Sénat), la grande proscription de 82 lancée par Sylla revenu d’Orient, contre les vainqueurs de la veille, laissent au peuple un goût amer. Les tragiques évènements attisent bien plus qu’ils ne les apaisent les rancoeurs et le désir de vengeance.

En de telles circonstances, un peu plus de dix ans après, le procès de Verrès intervient pour les Populares comme l’occasion de discréditer l’aristocratie. Une aristocratie dont Cicéron et ses amis dresse le sombre portrait : débauche, avidité, orgueil, égoïsme, rien n’est épargné aux pairs de Verrès.
C’est d’ailleurs à Cicéron que les cités siciliennes souhaitent confier la défense de leurs intérêts. Ce choix se comprend : l’homme connaît les réalités politiques de l’île. Il y a exercé par le passé une charge de questeur et conserve dans la région de nombreuses relations d’amitié. L’origine sociale de sa famille (Il est l’héritier d’une ancienne lignée de chevaliers) le conduit naturellement à contrer les privilèges traditionnels des Optimates. Il a sans doute un temps d’hésitation (Sa candidature à l’édilité l’intéresse peut être davantage) mais il finit néanmoins par accepter de s’engager auprès des Siciliens.

Dès lors s’ouvre un long combat judiciaire. Verrès imagine, avec raison d’ailleurs, que le verdict du procès ne lui sera pas favorable tant les crimes et les délits dont on l’accuse sont nombreux et évidents. Aussi, soutenu de ses amis et des défenseurs qu’il a choisis, le personnage tente-t-il de retarder l’échéance des premiers débats. Cette manœuvre s’explique facilement si on la replace dans le contexte politique de l’époque : Manius Acilius Glabrion, le président du tribunal, est connu pour ses sympathies Populares. Néanmoins, ses fonctions de prêteur doivent bientôt s’achever. Les Optimates prévoient à sa succession l’un des leurs, qui une fois élu, n’auraient aucune difficulté à prononcer l’acquittement de l’ancien gouverneur. Pour Cicéron, au contraire, il est impératif que le procès débute sans davantage tarder.

A cette course contre la montre, Verrès semble d’abord l’emporter. Profitant du voyage de Cicéron en Sicile (Ce dernier y recueille les nombreux témoignages utiles aux arguments de l’accusation), un voyage long d’une centaine de jours, l’aristocratie obtient que soit ouverte une enquête à l’encontre du gouverneur d’Achaïe soupçonné de fraudes et de malversations. Une habile manière de retarder un peu plus encore le procès de Verrès jusqu’aux échéances électorales de l’année suivante.
Bien que l’affaire soit mal engagée, l’avocat des cités siciliennes poursuit sur place ses investigations : il découvre sur l’île une situation dramatique. Le passage de Verrès a profondément marqué les esprits. Les plaintes s’accumulent. Ici, c’est un cortège de femmes éperdues réclamant vengeance pour un fils exécuté, là c’est une prêtresse déplorant le vol sacrilège d’objets consacrés à Cérès. A Syracuse, le sénat local s’empresse de fournir au magistrat les pièces les plus compromettantes pour son adversaire.

Chargés des dossiers que l’enquête lui a permis de constituer, Cicéron s’en retourne à Rome. Malgré tout, le procès du gouverneur d’ Achaïe repousse le début des audiences jusqu’au mois de Juillet 70. Surviennent à ce moment les élections annuelles aux magistratures. Comme le prévoyait l’aristocratie, deux amis de Verrès sont nommés au consulat et obtiennent, ainsi, la possibilité de présider le tribunal. Dans de telles conditions, la partie est presque jouée : nul ne doute que l’ancien gouverneur de Sicile soit lavé de accusations portées contre lui.
Tout est-il perdu ? Pas exactement. Les nouveaux magistrats doivent attendre Janvier 69 avant de prendre leur fonction. Cicéron dispose donc de six mois pour engager la procédure. Six mois que ses adversaires emploient à bloquer par tous les moyens possibles l’ouverture du procès. Ouverture prévue pour le 5 Août. Une série de fêtes organisées en l’honneur des victoires remportés par Pompée sur un général rebelle Sertorius, puis la tenue de jeux prévue pour Septembre et Octobre laissent présager que les audiences s’étaleront sur d’interminables semaines. A mesure que le temps passe, il semble à peu près certain que Verrès ne soit pas jugé avant Janvier 69.

Mais c’est sans compter la rapidité et l’intelligence de Cicéron. Dès la première audience, le personnage appelle à la barre des délégations venues de Sicile ou d’Asie, provinces où les abus de l’accusé sont particulièrement évidents. Les témoignages se prolongent huit jours entiers et révèlent les pratiques scandaleuses de l’ancien gouverneur. Les récits sont tellement accablants que Cicéron et ses compagnons n’ont pas de mal à emporter la conviction du tribunal. Bien incapable de justifier ses attitudes, Verrès se fait porter malade et s’abstient de paraître aux séances. Aussi, lorsque les célébrations de la victoire militaire de Pompée, interrompent pour plusieurs semaines les débats, la condamnation de l’homme ne fait déjà plus de doute. Ce dernier s’échappe discrètement de Rome et se réfugie à Marseille où il finit son existence, entouré de ces œuvres d’art et des richesses qu’il a pu emporter avec lui (Il périt en 43, victime de la grande proscription d’Octave parce qu’il refuse de remettre un magnifique vase de Corinthe…).
Le verdict du tribunal apporte satisfaction aux cités siciliennes spoliées : banni d’Italie, l’ancien propréteur doit en outre rembourser les sommes détournées à son profit et restituer les trésors dérobés.

Les répercussions du procès se propagent sur le terrain politique. Cicéron profite du succès judiciaire qu’il a remporté pour réclamer une réforme institutionnelle favorable à l’ordre équestre. Jusqu’à présent, les chevaliers ne pouvaient prétendre à participer aux tribunaux. Ce privilège était seul réservé aux membres de l’aristocratie. La publication des réquisitoires que l’avocat victorieux a composé pour les besoins du procès de Verrès (Et qui sont parvenus aux historiens modernes sous le nom des Verrines) pèse pour beaucoup sur la décision des responsables politiques : en 70, la Loi Aurélia fixe une nouvelle composition des jurys : un tiers de sénateurs (En principe proche des milieux de la vieille noblesse), un tiers de chevaliers (Ces « Hommes Nouveaux » si chers à Marius) et un tiers des tribuns du trésor).

Quel crédit accorder aux Verrines ? A coup sûr, le texte est une source précieuse de renseignements quant aux détails de la procédure en elle- même : les enquêtes de Cicéron en Sicile, les manœuvres de l’aristocratie pour l’ajournement du procès. Il permet aussi de mieux saisir les rouages administratifs du gouvernement romain en Sicile et évoque les périls extérieurs (Ceux de la piraterie notamment) pouvant inquiéter la région.
Néanmoins, parce qu’il a été rédigé dans un contexte bien particulier, le récit doit être lu avec tout l’esprit critique nécessaire. Offre-t-il un portrait objectif de Verrès et de son action comme propréteur ? Cicéron n’a-t-il pas eu par moment la tentation de forcer un peu le trait, de souligner plus que de raison les attitudes condamnables de son adversaire et finalement d’occulter les faits qui ne servaient pas directement les besoins de l’accusation ? Car il ne faut pas perdre de vue que le but de l’auteur est avant tout de produire un réquisitoire efficace et sans appel à l’encontre du gouverneur de Sicile.
Certes, il est bien établi que Verrès n’a pas été un modèle de vertu. Nul ne pourrait prétendre le contraire. Mais Cicéron en a-t-il été pour autant tout à fait sincère. Les historiens s’étonnent de ne trouver dans les textes du brillant avocat aucun passage sur les malversations qu’auraient pu commettre quelques membres de l’ordre équestre en Sicile. Or, il est sans doute probable que Verrès ait recouru aux services de chevaliers tout aussi empressés que lui de détourner les fabuleuses richesses de la province.
Un fait postérieur au procès alimente d’ailleurs le doute quant à l’entière bonne foi de Cicéron. Quelques mois plus tard, le brillant avocat, probablement servi par son beau succès, participe à un autre procès : cette fois, les accusations portent sur la personne du propréteur de Gaule, Fontéius, coupable de diverses malversations. L’auteur s’engage auprès du magistrat. L’homme est issu de l’ordre équestre. Cela n’est pas hasard. Les plaidoyers de Cicéron apparaissent comme le négatif des Verrines : le gouverneur a agi dans l’intérêt du peuple romain, les plaintes des cités gauloises ne se fondent sur aucune légitimité. Pire. Mettre en accusation le propréteur menace la province.

S’il songe d’abord à la cause qu’il défend, le vainqueur de Verrès déploie dans son œuvre d’immenses talents littéraires et rhétoriques. Ses brillantes démonstrations, le style de son écriture, capable de mêler le grotesque (quand il décrit les attitudes du propréteur) à l’affreux (récits des supplices de malheureux citoyens) ouvre une réflexion politique nouvelle sur l’exercice du pouvoir et l’organisation de l’Etat.

Cet épisode célèbre de l’histoire mouvementée des derniers temps de la République nous apprend en tous les cas que les scandales financiers et les affaires de corruption apparaissaient il y a deux mille ans déjà comme une composante de la vie politique à Rome. Nous n’avons finalement rien inventé de nouveau en la matière….