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Le témoignage d’un mutin de 1917 : la chanson de Craonne

Quand au bout d’huit jours, le r’pos terminé,

On va r’prendre les tranchées,

Notre place est si utile

Que sans nous on prend la pile.

Mais c’est bien fini, on en a assez,

Personn’ ne veut plus marcher,

Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot

On dit adieu aux civ’lots.

Même sans tambour, même sans trompette,

On s’en va là haut en baissant la tête.

 

Refrain :

Adieu la vie, adieu l’amour,

Adieu toutes les femmes.

C’est bien fini, c’est pour toujours,

De cette guerre infâme.

C’est à Craonne, sur le plateau,

Qu’on doit laisser sa peau

Car nous sommes tous condamnés

C’est nous les sacrifiés !

 

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,

Pourtant on a l’espérance

Que ce soir viendra la r’lève

Que nous attendons sans trêve.

Soudain, dans la nuit et dans le silence,

On voit quelqu’un qui s’avance,

C’est un officier de chasseurs à pied,

Qui vient pour nous remplacer.

Doucement dans l’ombre, sous la pluie qui tombe

Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes.

 

Au Refrain

 

C’est malheureux d’voir sur les grands boul’vards

Tous ces gros qui font leur foire ;

Si pour eux la vie est rose,

Pour nous c’est pas la mêm’ chose.

Au lieu de s’cacher, tous ces embusqués,

F’raient mieux d’monter aux tranchées

Pour défendr’ leurs biens, car nous n’avons rien,

Nous autr’s, les pauvr’s purotins.

Tous les camarades sont enterrés là,

Pour défendr’ les biens de ces messieurs-là.

 

Au Refrain

 

Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,

Car c’est pour eux qu’on crève.

Mais c’est fini, car les trouffions

Vont tous se mettre en grève.

Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,

De monter sur l’plateau,

Car si vous voulez la guerre,

Payez-la de votre peau !

 

Les enjeux de l’information n’ont sans doute jamais été aussi importants qu’au moment de la Grande Guerre. Dès les premiers combats, en Août 1914, les autorités militaires savent que le conflit ne se gagnera pas seulement sur le front. La surveillance du moral des troupes est indispensable, l’enthousiasme de civils à l’arrière l’est tout autant. Rien n’est plus dangereux que le sentiment de défaitisme, surtout lorsqu’il gagne la population d’un pays. La victoire a un prix : les circonstances exceptionnelles de l’époque exigent le renoncement, certes passager, aux grandes libertés de la Révolution. Les journaux ne révèlent au public que ce qu’il leur est permis. La censure atteint un tel degré que les Français se construisent des combats une image bien lointaine de la réalité des tranchées. Des souffrances endurées par les soldats, des pertes effrayantes, de la lassitude, nul mot. Les articles ne se bornent qu’aux récits des faits les plus glorieux.

Sur le terrain pourtant, la situation est toute autre. Les poilus sont épuisés et mécontents. En première ligne, personne ne comprend l’absurdité des ordres parvenus de l’Etat Major, l’incompétence des généraux. L’exaspération des armées atteint son degré le plus élevé en 1917 : les mutineries de régiments entiers en est une expression particulièrement spectaculaire. Néanmoins, les manifestations de colère peuvent revêtir d’autres formes : de la lettre que l’on envoie à sa famille au journal personnel que l’on rédige l’instant d’une accalmie, les occasions de révéler son désaroi ne manquent pas.

C’est aussi par l’écriture de chants, repris en cœur quand vient le moment tant redouté de gagner le front, que les fantassins extériorisent leurs sentiments. La Chanson de Craonne est l’une des compositions les plus populaires. L’auteur des paroles n’a jamais dévoilé son identité, et pour cause : le ton défaitiste de son œuvre lui aurait sans doute valu un passage en cour martial.

Le plateau de Craonne est un secteur du front très exposé : offensives et contre offensives s’y multiplient au cours du conflit. Des milliers de soldats périssent en ce lieu tragique, des dizaines de bataillons passent par ses tranchées le temps d’un terrible séjour.

La chanson dévoile la crise morale que traverse l’armée française à l’issue de la troisième année de guerre. Lassitude des combats inutiles, sentiment d’une fin proche et inévitable, tristesse de devoir quitter les plaisirs de la vie et les siens, tout y est.

Les derniers couplets soulignent très clairement l’écœurement qu’éprouvent les combattants quand ils regagnent l’arrière au moment des permissions. L’insouciance des civils, dont la presse est en partie responsable, choque les soldats : les excentricités de la vie parisienne (Soirées, spectacles.....) donnent aux rescapés du front l’impression de se battre pour les classes aisées de la bourgeoisie.

La cohésion nationale, que les autorités voulaient préserver, vole en éclat : entre les combattants du front et les civils de l’arrière, l’incompréhension grandit.

Les profiteurs de la guerre sont clairement désignés : les industriels utilisant les commandes de l’armée pour s’enrichir, les parlementaires installés à l’Assemblée mal informés des opérations conduites sur le terrain, le Haut Commandement militaire dont les incompétences coupables portent la responsabilité de l’échec sanglant du Chemin Des Dames.

Les écrits que les soldats de la Grande Guerre ont laissés après eux renseignent efficacement les historiens d’aujourd’hui. Les mutineries de 1917 ne sont plus considérées au travers des discours de la propagande officielle. Près d’un siècle après les évènements, la chanson de Craonne rappelle que les combattants en colère ne poursuivaient aucun programme politique ou idéologique. N’en déplaisent aux journaux de l’époque, les mouvements de contestation consécutifs au massacre du Chemin des Dames n’ont jamais été autre chose que le point culminant d’une lassitude douloureusement ressentie.