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Quand les sorcières hantaient nos rues.

Vous la connaissez sûrement. Vous l’avez peut-être aperçu au détour d’un livre d’images. Elle est affreuse à voir : petite, voûtée, le visage déformé par l’éclat d’un mauvais sourire, une grosse verrue enlaidit davantage encore son nez crochu. C’est une sorcière. Pour satisfaire la cruauté que l’on observe à travers son regard, elle est prête à bien des maléfices. Dans les contes de Charles Perrault, vexée de ne pas avoir été invitée au baptême de cette petite princesse promise à devenir La Belle au Bois Dormant, elle jette sur le berceau un sort terrifiant qu’une fée bienveillante transforme en long sommeil.

Quelques générations plus tard, magiciennes ou vieillardes de sombre aloi naissent sous la plume d’un Andersen ou des frères Grimm. Ceux que l’on considère à juste titre comme les plus populaires des auteurs européens n’imaginent pas composer un récit où le personnage familier de la vilaine sorcière ne trouverait pas sa place légitime. Un conte se finit toujours bien, celle-ci n’a donc jamais le beau rôle. Quand elle ne périt pas victime de ses propres potions et autres breuvages infernaux, il se trouve souvent un prince charmant, ou un jeune homme, assez malicieux pour rompre ses sortilèges. Qui, tout enfant, n’a pas frémi à la seule évocation de Blanche Neige croquant à pleines dents la pomme empoisonnée ? Qui n’a pas ressenti un indicible malaise au rire satanique de la méchante reine, son forfait accompli ? Heureusement, le fils d’un roi, de passage au pays des sept Nains, arrange tout d’un seul baiser.

Bien évidemment, avec l’âge finissent par s’envoler les craintes des jeunes années : on découvre que la magie n’existe pas. On peut se coucher sans vérifier sous le lit ou derrière la porte de la chambre. Nulle silhouette, de noir vêtue, ne guette notre repos. Tout cela appartient aux livres d’images.

Il y a quelques siècles seulement, les choses sont très différentes. La naïveté des hommes d’autrefois n’en finit pas de nous surprendre. Mais voilà. Un orage violent et imprévu vient-il à détruire les récoltes ? Un incendie mystérieux ravage-t-il une grange ? Une bête tombe-t-elle malade ? Aussitôt, le village s’interroge et recherche les réponses capables d’apaiser les esprits. Quand personne ne peut rassurer et calmer l’émotion, quand l’inexplicable demeure, il est toujours plus facile de faire appel aux forces du surnaturel. Le Diable et ses démons : voici les boucs émissaires idéaux. A la messe du Dimanche, le prêtre le répète sans se lasser : le Malin est tout proche. Il se dissimule parmi les honnêtes chrétiens. Il agit dans l’ombre. Il éprouve la foi des plus résolus, tente les plus fragiles.
Oui, mais les Satan, les Lucifer et autres Belzébuth ne sont jamais là par hasard.....Des âmes damnées et corrompues prennent un coupable plaisir à les attirer et encourager leurs maléfices. Qui donc ? Le voisin d’à côté que l’on trouve inquiétant ? La jeune femme au charme envoûtant ? La veuve silencieuse de la maison d’en face ? Tout le monde s’épie et se surveille.....Que se passe-t-il le soir venu derrière les volets clos des chaumières ? Chacun imagine le pire. Etrange atmosphère en réalité que ce climat lourd de suspicions quand la peur et la méfiance s’emparent des esprits fiévreux d’une communauté.

Depuis l’aube de l’humanité, la magie appartient au quotidien des sociétés. Les générations conservent en héritage et se transmettent les croyances venues d’âges immémoriaux. Pour garantir les moissons prêtes à lever, protéger le nouveau né des épidémies mortelles, chacun s’en remet volontiers à la superstition.
De rares personnes (Des élus ?) prétendent posséder les dons propres à interpeller cette infinité d’esprits qui, croit-on, peuplent la Nature. Le plus souvent ce ne sont que de vieilles femmes, tout autant marginalisées que respectées. Dépositaires de mystérieux secrets, instruites pour soulager ceux qui endurent mille petits maux, elles confectionnent ces étranges potions capables de guérir le souffrant épuisé ou d’inspirer à la jeune fille farouche un amour soudain et passionné. Parfois, un sortilège opportun ramène l’harmonie dans le désordre d’une maison ou, au contraire, introduit le malheur chez celui qui l’a mérité. Les contes n’inventent finalement rien de nouveau quand ils décrivent la récompense d’une jeune princesse pour ses douceurs : une fée lui offre le don de cracher perles et diamants à chacune de ses paroles. A sa sœur aigrie et mauvaise, nulle bonté. La magicienne la condamne d’un terrifiant maléfice : celui de répandre à chaque mot qu’elle prononce serpents et insectes.....

Lorsque les premiers missionnaires parcourent les chemins de campagne au début du Moyen Age, ils accueillent très froidement les superstitions douteuses des communautés paysannes. Les autorités catholiques découvrent l’immense tâche d’évangélisation à accomplir dans les milieux ruraux. Les prédicateurs envoyés sur place ne se bornent pas à délivrer aux populations ignorantes les principes essentiels du christianisme : ils corrigent et adaptent aux enseignements spirituels de l’Eglise les comportements qu’ils jugent teintés de paganisme.
Tandis que fleurissent les premiers clochers de la chrétienté à travers plaines et montagnes, les cultes issus du polythéisme celte sombrent dans l’oubli. A l’endroit où l’on venait naguère invoquer les forces mystérieuses d’une Nature mal connue (Le vent, les arbres, les rivières...), se dressent bientôt sanctuaires et chapelles que la renommée d’un Saint ou de La Vierge rend populaires. Le catholicisme récupère à son profit plus qu’il ne les combat les survivances de pratiques religieuses qui lui sont antérieures.

Pourtant, malgré les progrès rapides que l’Eglise réalise en Occident, les ultimes vestiges de la culture gauloise se maintiennent. Enchanteuses, magiciennes, devineresses conservent toujours au crépuscule de l’Antiquité une évidente influence. L’idée d’une société bâtie sur les valeurs catholiques que défendent les cadres d’une hiérarchie ecclésiastique conquérante et ambitieuse se heurte aux résurgences d’anciennes pratiques païennes. L’attitude des conciles réunis par les soins de la papauté se radicalise au cours du Moyen Age. Il n’est bientôt plus question d’ignorer les déviances hérétiques de certains comportements : qui n’observe pas à la lettre les enseignements de l’Eglise doit être puni. Les rituels incompatibles au dogme chrétien sont proscrits. Les meilleurs théologiens médiévaux les redéfinissent comme des manifestations du Mal. Ceux qui s’y adonnent malgré les interdits successifs ne sont plus seulement perçus comme les malheureuses victimes de superstitions dépassées. Les autorités religieuses, soupçonneuses et intransigeantes, jettent sur les plus résolus de violentes accusations : invocation des démons infernaux, commerce coupable avec le Diable....

Les affaires de sorcellerie ne manquent pas : des centaines de femmes sont conduites au bûcher pour prix d’un comportement marginal, de pratiques jugées hérétiques. Des guérisseuses inoffensives aux diseuses de bonnes aventures, des tireuses de cartes aux bohémiennes capables de lire l’avenir dans les entrailles d’un animal mort, beaucoup périssent sous la morsure des flammes. Néanmoins, les cas sont sporadiques et isolés. Certains procès (comme celui de Jeanne d’Arc ou Gilles de Rais) marquent les archives judiciaires.

Quand s’achève le XV° siècle, la dégradation progressive des contextes politiques, économiques et religieux conduit les autorités catholiques à envisager d’une nouvelle manière les fléaux successifs de l’époque : guerres incessantes et meurtrières (La Guerre de Cent Ans...) ravages de la famine et de la peste (La grande épidémie de 1348), divisions scandaleuses de la chrétienté. Démunis, incapables de fournir les explications rationnelles à leurs malheurs, prisonniers des schémas mentaux auxquels ils se raccrochent, intellectuels et spécialistes de la Foi interprètent comme ils le peuvent la longue série de catastrophes qui endeuillent les sociétés médiévales : la colère divine n’est pas le produit du hasard. Dissimulés parmi les honnêtes chrétiens, sorcières, magiciens et autres âmes corrompues se compromettent avec le Diable et ses Démons. Les sordides pratiques auxquelles se livrent les coupables désignés indisposent le Ciel et condamnent la communauté des Croyants aux pires malédictions. Il est donc plus que nécessaire de découvrir les responsables du courroux divin.

L’Inquisition trouve là une nouvelle vocation : cette juridiction d’exception créée au XIII° siècle par l’Eglise pour punir les hérésies cathares et vaudoises se consacre toute entière à la recherche des fauteurs de trouble. Une succession de violentes persécutions ensanglante l’Europe dès les premières lueurs de la Renaissance. Des régions sont particulièrement touchées : l’Alsace, la Lorraine, le Sud de l’Allemagne, la Suisse, le Nord de l’Italie. D’autres pays, comme l’Espagne, la France ou le Portugal, subissent une répression moindre.

Entre 1560 et 1680, les inquisiteurs déploient toute leur science à pourchasser et traduire devant les tribunaux des centaines de malheureuses que l’on soupçonne, le plus souvent à tort, de sorcellerie. Les magistrats sont formés à conduire les procédures réglementaires et reconnaître les âmes tombées sous l’emprise du Malin. Les méthodes employées font aujourd’hui frémir : elles témoignent de l’hystérie collective qui peut parfois envelopper une communauté quand surviennent des faits de nature inexpliquée.
Les juges appuient de préférence leurs investigations sur les dénonciations qu’ils enregistrent. La seule accusation d’un voisin, d’un enfant ou d’un menteur (Comme cela se produit dans la plupart des affaires) suffit à engager les poursuites. Entendu dans le plus grand des secrets, ignorant de l’identité de son délateur, l’inculpé est invité à admettre ses coupables agissements et révéler le nom des complices impliqués. Le recours systématique à la torture, aux humiliations de tout ordre délie facilement les langues : espérant abréger les souffrances de son martyr, le malheureux finit par avouer tout ce que l’on souhaite. Dans de telles conditions, nul ne s’étonne des avalanches d’arrestations qu’un village peut parfois déplorer lorsque l’Inquisition y commence une enquête. Aux interrogatoires douloureux succède les procès menés au mépris de l’équité la plus élémentaire. Concernant les faits de gravité exceptionnelle, le verdict est unique : le bûcher (Du moins pour les plus robustes qui n’ont pas succombé aux mauvais traitements reçus...).

Dans beaucoup de cas, les personnes mises en cause sont des femmes. Certaines viennent de milieux très modestes (Paysannes, vagabondes...). D’autres sont issues de familles plus aisées (De la bourgeoisie notamment ...). Quelques unes, plus rares, ont un statut matrimonial particulier : jeunes veuves, célibataires. ...
Toutes sont en revanche accusées du même crime : celui de pratiques incompatibles au dogme chrétien. Les actes reprochés sont souvent imaginaires et relèvent davantage des fantasmes d’un magistrat excessif que d’une réalité vécue.
La sorcière est d’abord celle qui transgresse les interdits religieux : préparation à des cérémonies au cours desquelles le Diable est fréquemment invoqué, profanation de reliques sacrées, parjure, apostasie.....Elle est également celle qui se distingue de la communauté par les comportements que le catholicisme réprouve : participation aux pires orgies du sabbat, impudeur, polygamie.....

S’il arrive que les hommes soient parfois poursuivis, les femmes sont bien davantage victimes des vagues de persécutions. Le clergé conserve à la fin de la période médiévale une vision très négative du « sexe faible ». Les théologiens, les intellectuels l’écrivent : Eve a failli et s’est laissée corrompre par le serpent malicieux. Ses descendantes encourent donc le soupçon : moins résistantes à la tentation et au péché, la faiblesse de leur foi n’en est que plus évidente. C’est donc auprès d’elles que le démon trouve plus facilement audience.
D’autre part, les activités dont mères et filles se transmettent les secrets alimentent la méfiance coutumière de l’Inquisition. Accouchements, et parfois avortements, conception de potions aux herbes sauvages sont autant de pratiques exclusivement féminines. Ignorants d’une science qui garde pour eux bien des mystères, les hommes, et spécialement les magistrats, développent à son propos toutes sortes de fantasmes.

Les historiens ont encore du mal à s’accorder sur les chiffres de la répression. Sur un peu plus d’un siècle, on admet qu’entre 50000 et 100000 personnes disparaissent dans la fournaise des bûchers allumés en Occident. Les victimes sont dans leur grande majorité totalement innocentes des faits rapportés. Certains juges repentis d’un zèle meurtrier finissent d’ailleurs par le reconnaître dans les mémoires qu’ils rédigent (Peut être pour soulager une conscience bien lourde...) au soir de leur existence.

 

LA MARQUISE DE BRINVILLIERS : LE DEMON DERRIERE UN VISAGE D’ANGE.

Si les femmes envoyées sur le bûcher sont en général innocentes des accusations dont elles font l’objet, quelques unes (une minorité) sont néanmoins coupables de crimes difficilement descriptibles.
La marquise de Brinvilliers est l’une d’entre elles. Quand elle gravit les marches de l’échafaud où l’attend la hache du bourreau, les magistrats ont le sentiment de mener à la mort un personnage qui, à lui seul, cristallise toutes les représentations effrayantes que la société louis- quatorzienne se construit du monde de la sorcellerie.
Les jours de celle qui, par ses terribles forfaits, jette un indicible malaise parmi ses juges, ne sont qu’une affreuse succession de comportements scandaleux et de meurtres tout aussi odieux.

Marie Madeleine Dreux d’Aubray naît en 1630. Issue d’une famille respectable et de bonne noblesse (Son père est Lieutenant civil du Châtelet à Paris), rien ne la prédispose à la carrière malheureuse qui sera la sienne un peu plus tard. Pourtant, dès les premières années de son enfance, il faut bien le constater, la petite fille manifeste d’inquiétants penchants : perverse, impudique, les domestiques surprennent les relations incestueuses qu’elle entretient avec ses propres frères. Elle n’a alors que sept ans.

En 1651, son père lui trouve un bon parti : Antoine Gobelin, marquis de Brinvilliers. Le destin de la jeune femme paraît déjà tracé : elle n’a qu’une vingtaine de printemps et la voilà unie à un homme pour qui elle n’éprouve aucun attachement particulier. Dans la France du XVII° siècle, personne ne trouverait à y redire : le mariage est avant tout affaire de prestige social. La cérémonie scelle l’alliance que deux familles ont passée entre elles. Si, au-delà des avantages économiques que procurent les épousailles, les conjoints éprouvent un semblant d’amour, tant mieux. Mais là n’est pas le plus important.

Devenue marquise de Brinvilliers, Marie Madeleine se prépare à suivre l’existence somme toute ordinaire des femmes de sa condition. Mais les instincts de sa personnalité tourmentée ne tardent pas à s’exprimer. La finesse de ses traits, son beau regard, son sourire charmeur troublent les hommes qui fréquentent la résidence du couple.
Le marquis manque-t-il de clairvoyance ? L’amour qu’il porte à son épouse l’aveugle-t-il au point de ne rien voir des comportements équivoques dont celle-ci ne cache d’ailleurs rien ? Toujours est-il qu’il lui présente un jour le bel Godoin de Sainte- Croix, officier de cavalerie, passionné d’alchimie à ses heures perdues. Marie-Madeleine déploie ses talents de séductrice sur l’élégant militaire : quelques rencontres privées et voilà déjà que, dans les couloirs du château, les domestiques jasent sur la liaison que la maîtresse entretient avec son amant.

Les semaines passent : le père de la belle tentatrice finit par avoir vent des comportements scandaleux qui se produisent chez les Brinvilliers. Quand il apprend les inconduites coupables de sa fille, le vieil homme laisse éclater sa colère : voilà la réputation familiale engagée dans une affaire d’adultère peu glorieuse. L’humiliation subie demande immédiate réparation : un matin, la police du roi arrête Godoin au saut du lit et le mène dans un cachot de la Bastille. Le Don Juan y passe un court séjour. Il trouve pourtant le temps de se lier d’amitié à un détenu italien. Livrés à l’ennui, les deux captifs n’ont rien d’autre à faire que de discuter et se révéler des secrets plus ou moins compromettants. Le bel amant de la marquise découvre à la faveur de quelques conversations le passé trouble de son compagnon d’infortune. L’homme s’est fait une spécialité du commerce de poisons. (Cette activité illicite lui vaut d’ailleurs d’être enfermé pour de longues années). Il porte la responsabilité de nombreux assassinats et ne fait aucun mystère de son art : Godoin n’a pas besoin d’insister beaucoup pour obtenir de lui les renseignements les plus utiles concernant la composition des breuvages mortels que l’on utilise pour supprimer une personne encombrante.

A peine est-il rendu à la liberté qu’il s’empresse d’enseigner à sa maîtresse le savoir de son camarde. La marquise découvre une science à laquelle elle était parfaitement étrangère. Elle apprend rapidement les manipulations nécessaires aux réalisations de potions fatales. C’est à cette époque que s’ouvre la longue liste des crimes dont elle porte la responsabilité.
La terrible femme trouve profit à rôder autour des divers hôpitaux parisiens : aux malades qu’elle vient visiter et soulager (De nombreuses aristocrates le font régulièrement), elle offre des biscuits imbibés d’arsenic. Les malheureux se tordent en d’horribles souffrances, vomissent, suffoquent et expirent sur l’heure. A une époque où les techniques médicales n’en sont qu’à leurs débuts, personne ne parle d’autopsier les corps. Pour les hommes du XVII° siècle, la mort, si capricieuse, si imprévisible, conserve des mystères que même les chirurgiens expérimentés ne peuvent percer. L’apprentie empoisonneuse poursuit donc des mois entiers ses macabres excursions sans être soupçonnée. Elle y parfait sa connaissance des substances toxiques et s’applique à développer les mixtures qu’elle entend bientôt utiliser sur les membres de sa propre famille.

La marquise passe finalement à l’acte : son père est la première victime de ses macabres agissements. Parce qu’il a fait enfermer son amant dans un sombre cachot de la Bastille, parce que le vieillard détient l’immense fortune dont elle rêve d’hériter, l’affreuse femme réfléchit sans trembler au moyen de l’expédier dans l’autre monde.
L’état déclinant de l’homme, retiré sur ses terres, sert à point ses plans. Maintenu au lit depuis des mois pour de graves ennuis de santé, le souffrant demande à sa fille de venir auprès de lui. Souhaite-t-il, avant de mourir, se réconcilier avec cette enfant ingrate qui lui a causé bien du souci ? C’est probable. En tous les cas, Marie Madeleine s’empresse de répondre à l’invitation. Quelques jours après son arrivée, le vieillard est pris d’effroyables maux de ventre et de vomissements. Il se fait transporter d’urgence à Paris à la recherche des meilleurs médecins de la capitale. Peine perdue. Il succombe peu après, le 10 Septembre 1663. Au château, personne ne semble vouloir établir le lien entre l’arrivée de la marquise auprès de lui et son décès, un décès pour le moins brutal et suspect.

A la veille de son exécution, treize ans plus tard, l’accusée avouera à son confesseur qu’elle ne s’est pas privée de verser à 28 reprises (!!) une dose de poison dans les plats et les boissons du défunt. Elle précisera aussi, dans un souci de raffinement qui fait frémir vues les circonstances, qu’elle avait toujours soin de n’administrer qu’une petite quantité du breuvage mortel pour ne pas éveiller les doutes.

Libérée de l’encombrante présence paternelle, la marquise se perd dans les débauches de son existence. Ses instincts criminels la rattrapent à nouveau : quand elle ne s’étourdit pas dans ses plaisirs coupables, elle confie à son domestique personnel, un certain La Chaussée, la tâche d’empoisonner ses deux frères. Ces derniers disparaissent bientôt sans que leur sœur ne soit un moment inquiétée.
La marquise se laisse doucement enfermer dans la terrible logique destructrice que son esprit tourmenté mûrit. Sa fille, qu’elle trouve idiote, et son mari lui deviennent insupportables. Plusieurs tentatives ne donnent pas les résultats attendus. La folie meurtrière de la marquise prend une ampleur telle qu’elle finit par troubler Godoin de Sainte Croix. Craignant pour sa propre existence, avec raison d’ailleurs puisque la meurtrière reconnaîtra avoir songé à se débarrasser de lui, l’officier de cavalerie réunit dans un coffret toutes les pièces démontrant la culpabilité de sa maîtresse. Un moyen ingénieux de tenir à distance celle qui, maintenant, lui inspire davantage de méfiance que d’amour.

Un coup du sort imprévu révèle finalement les agissements de la Brinvilliers. Au cœur de l’été 1672, Godoin est retrouvé sans vie dans le laboratoire où il se livrait, par passion, à de savantes expériences d’alchimie. Sans doute l’imprudent a-t-il succombé aux inhalations d’un gaz toxique. La police du roi mène l’enquête. Au logis du défunt, on découvre le petit coffret contenant les preuves accablantes des assassinats commis par la marquise.

Se sachant découverte, celle-ci tente par tous les moyens, y compris la corruption, de récupérer l’objet de sa perte future. En vain. Les fioles saisies sont testées sur divers animaux. Aucune des malheureuses bêtes n’en réchappe. Le doute n’est désormais plus permis : la belle aristocrate n’est pas seulement la débauchée dont les comportements scandaleux alimentent les conversations de la haute société parisienne. C’est aussi une grande meurtrière.
Imaginant avec raison qu’elle ne peut plus se sortir de l’impasse où ses agissements l’ont placée, la jeune femme pense trouver son salut dans une fuite éperdue. De passage à Londres pour un court séjour, elle s’embarque à destination des Pays Bas. On perd sa trace de longs mois. Mais les enquêteurs s’acharnent à la retrouver. C’est finalement dans un couvent de Liège que l’on repère sa présence. Un agent secret, envoyé sur les lieux muni d’une fausse identité, réussit à l’enlever et la ramène en France. La cavale aura duré quatre ans. Entre temps, La Chaussée, arrêté puis jugé est mort sur la roue (1673). Soumis aux tortures de la Question, il a tout révélé des lourds secrets de sa maîtresse.

Le 29 Avril 1676 s’ouvre le procès de la marquise. Au long des audiences, l’accusée conserve la même ligne de défense : le silence, l’arrogance et la négation de ce que les magistrats lui reprochent.
Les tourments de la torture ne lui tirent aucun aveu : jusqu’au bout, elle ne donne que deux noms, ceux de ses complices, La Chaussée et Sainte Croix.
Malgré les brillantes plaidoiries des avocats de la défense, la meurtrière est condamnée à la peine capitale. Peu avant son exécution, elle trouve le temps de se confier à l’abbé Pirot venu soutenir ses derniers instants. Prise de remords à la veille de mourir, elle lui révèle la liste complète des assassinats dont elle porte la responsabilité.

Au matin du 17 Juillet 1676, vêtue de la simple chemise blanche des suppliciés, pieds nus, elle est conduite sur le parvis de la cathédrale Nôtre Dame pour y faire amende honorable et recommander son âme. Un moment plus tard, le tombereau sur lequel elle a pris place débouche place de Grève où l’attendent le bourreau et sa hache...

 

DES SORCIERES AU CŒUR DE PARIS.

La marquise de Brinvilliers vient-elle à peine d’expier ses fautes sur l’échafaud qu’une terrifiante affaire de sorcellerie défraye la chronique judiciaire. Cette fois, il ne s’agit pas de faits isolés impliquant une ou deux criminelles. Les services de police découvrent, stupéfaits et horrifiés, l’existence inattendue d’un vaste réseau d’enchanteurs, de magiciens, d’avorteuses et de guérisseuses opérant au cœur de la capitale. Les arrestations se multiplient, les dénonciations pleuvent : plus de trois cents personnes sont finalement déférées devant les tribunaux du Roi- Soleil. Trente-six sont envoyées à la mort, les autres achèvent leur existence entre les murs d’une geôle humide. Les témoignages recueillis mettent en cause l’entourage même de Louis XIV et révèlent aux autorités que la nuit, en certains quartiers de Paris, ressurgissent du fond des âges de vieilles pratiques païennes. Ce que l’on appelle de coutume « l’Affaire des Poisons » n’est pas seulement une sordide histoire de magie qui aurait mal tourné : c’est également pour le catholicisme conquérant du XVII° siècle un terrible désaveu.

Tout commence par un dîner donné dans les appartements feutrés de Madame Vigoureux, une bourgeoise d’honnête naissance. Parmi les convives, Marie Bosse, veuve de marchand et diseuse de bonnes aventures à ses heures perdues, paraît avoir abusé de vin. Prise par l’euphorie du repas, des rires et des plaisanteries, elle lance à ses compagnes :

« Quel métier ! Chaque jour, je rencontre des Dames de haute noblesse ! Encore un ou deux empoisonnements et je pourrai me retirer très riche !

A la table, un homme, avocat de son état, écoute silencieusement. Surpris de ce qu’il entend, il confie à un ami officier, dès le lendemain de la réception, ces étranges propos. Piqué par la curiosité, et sans doute la crainte de faits beaucoup plus graves que les simples mots prononcés sous l’effet de la boisson, ce dernier demande à l’un de ses subordonnés d’envoyer son épouse chez Marie Bosse pour en apprendre davantage. La jeune femme se prête volontiers au jeu : à l’imprudente bavarde, elle se plaint du caractère ombrageux de son mari et laisse adroitement deviner son désir de l’expédier dans l’autre monde. Marie Bosse ne décèle rien du piège qui lui est tendu : sans poser plus de questions, elle confie à sa visiteuse la petite fiole d’un mortel breuvage.

Le lendemain, elle est arrêtée puis incarcérée. Interrogée par les services de La Reynie (Le chef de la police parisienne à l’époque de Louis XIV), elle ne fait aucune difficulté à donner le nom de ses complices et des clientes pour qui elle travaille. L’une des plus horribles affaires du XVII° siècle s’ouvre ce jour-là. Parmi les premières interpellations, celle de la Dame Vigoureux et d’un étrange personnage qui apparaît vite comme l’organisatrice du grand réseau criminel que les enquêteurs découvrent à peine, Catherine Monvoisin, surnommée La Voisin. A propos de cette ménagère issue des milieux populaires de la ville, spécialiste des potions les plus étranges et des avortements clandestins, l’encre a beaucoup coulé. Les pamphlets de l’époque en font une sorcière effrayante, experte en magie noire et grande connaisseuse des mystères démoniaques.

Les auditions apportent la certitude que les autorités sont confrontées aux lugubres activités d’une société de marginaux. Les magistrats sont rapidement débordés par l’ampleur de la tâche : chaque jour, les inculpés impliquent de nombreuses personnes, venues des horizons les plus divers de la capitale. Aussi, informé de l’étendue des investigations à conduire et de la gravité des faits rapportés, Louis XIV ouvre « une chambre ardente », commission particulière dont la seule tâche est de mener la procédure engagée jusqu’à son terme.
Des semaines entières, les accusés sont questionnés et soumis à la torture. Les aveux obtenus sont soigneusement consignés dans des liasses de rapports. Aujourd’hui encore, leur seule lecture donne à frissonner d’effroi.

Sous le couvert d’une clandestinité presque totale, des centaines de fioles meurtrières circulent sur les pavés parisiens, s’échangent, s’achètent et se vendent à prix d’or. Les clientes sont souvent des bourgeoises, des filles de bonne famille, lassées d’un vieux mari qui tarde à mourir ou d’un père encombrant.
A ce commerce sordide s’ajoutent d’affreuses cérémonies dont les acteurs du drame ont laissé des descriptions qu’il n’est pas possible de retranscrire ici.
Les récits de l’époque signalent à maintes reprises que des rassemblements tenus secrets se produisent à la tombée du jour, dans la demeure d’un particulier. Les participants de ce qui semble être d’affreuses messes noires se livrent à l’invocation du démon. Le but : obtenir une faveur du Malin, inspirer l’amour d’un époux volage ou d’une jeune fille légère, connaître son avenir....Néanmoins, les apparitions ont un prix : profanation d’hosties sacrés, parjure ou acte de débauche sont les méthodes les plus souvent utilisées pour attirer à soi les esprits infernaux.
Quand cela n’y suffit pas, le sacrifice d’un jeune enfant complète l’odieux rituel. Sans doute les enquêteurs éprouvent-ils un trouble identique au nôtre lorsque les inculpés avouent que l’assassinat d’un nourrisson est une pratique courante des cérémonies. Le plus souvent, les petites victimes égorgées sont le fruit d’amours illégitimes que l’on a abandonnées sur les marches d’une église ou à l’entrée d’un hôpital. Les corps sont ensuite enterrés au coin d’un bois ou consumés dans un four....

Parmi les protagonistes de l’affaire, La Voisin semble jouer un rôle central : la terrible ménagère révèle, outre ses activités d’empoisonneuse, la responsabilité de plusieurs centaines d’avortements. Ses clientes : de jeunes filles imprudentes, incapables d’assumer la charge financière que représente l’éducation d’un enfant.
Au fil des auditions, une personnalité singulière se détache du tragique tableau : l’abbé Guibourg, sacristain et prêtre. L’homme, qui paraît surgi du plus horrible des cauchemars, reconnaît avoir lui-même procédé aux sacrifices.
Les autres accusés, de moindre envergure, fournissent les rangs d’une étrange association de magiciens, diseuses de bonnes aventures, devineresses, sorcières...

Au total, plus de trois cents personnes passent en jugement. Parmi les trente six condamnés à mort, La Voisin. Une dernière fois soumise à la torture pour des révélations éventuelles de dernière minute, elle est conduite au bûcher que l’on a fait dresser place de Grève, le 22 Février 1680.
Dans ses célèbres correspondances, Madame de Sévigné rapporte à sa fille l’exécution très médiatisée de la sorcière :

« Nous la vîmes passer à l’hôtel de Sully (...). A Nôtre Dame, elle ne voulut jamais prononcer l’amende honorable, et à la Grève, elle se défendît autant qu’elle le pût, de sortir du tombereau. On la tira de force, on la mit sur le bûcher, assise et liée avec du fer. On la couvrit de paille, elle jura beaucoup, elle repoussa la paille cinq ou six fois mais enfin le feu augmenta et on l’a perdue de vue et ses cendres sont en l’air présentement. Voilà la mort de Madame Voisin, célèbre par ses crimes et par son impiété... ».

Pourtant, les enquêtes se poursuivent. De nouveaux aveux relancent brutalement la procédure et impliquent d’autres personnes. Cette fois, la cour du Roi- Soleil est elle-même inquiétée. Les évènements se précipitent et tournent à l’affaire d’Etat.
Le 20 Août 1680, La Reynie interroge la fille de Catherine Monvoisin, Marguerite. La conversation s’engage, le policier sent que l’inculpée se prépare à lui dévoiler les lourds secrets que la torture n’a pu arracher à sa mère. Les premiers mots de la jeune fille donnent le ton de l’entretien : puisque la principale coupable du procès est morte, elle n’a plus aucune raison de protéger qui que ce soit.
Aussi avoue-t-elle qu’au cours de l’une des cérémonies macabres que l’on donnait au logis familial, une belle aristocrate, richement vêtue, poudrée à la mode de l’époque, est venue assister au rituel.
La Reynie veut en savoir plus : qui était-elle ? La réponse que fait Marguerite lui glace le sang : Madame de Montespan, la favorite de Louis XIV. La jeune fille poursuit son récit : ce soir là, la maîtresse du roi n’a pas seulement été la spectatrice passive du sanglant office donné sous ses yeux. Elle s’est aussi allongée sur une table afin que l’on puisse dire la messe sur son corps dénudé.

Le fonctionnaire de police interroge : pourquoi une telle attitude ? Que pouvait donc espérer la puissante marquise à se prêter au jeu sordide de l’abbé Guibourg ? Marguerite réplique : la courtisane craignait de perdre l’amour du souverain. Elle passait régulièrement commande de philtres magiques et autres élixirs capables, selon les croyances admises de l’époque, d’inspirer à celui qui en consommait une passion nouvelle. Ses contacts avec La Voisin étaient fréquents. Cette dernière lui fournissait tout ce dont elle avait besoin pour conserver la flamme du monarque.

Au cours d’une autre entrevue, La Reynie en apprend davantage encore. Comme il s’enquiert de la composition des fioles achetées par Madame de Montespan, la fille Monvoisin déclare que les mixtures étaient en principe composées du sang des nouveau-nés égorgés et de divers mélanges que l’on ne peut décrire ici. Entendu le lendemain, Guibourg confirme les propos rapportés et accepte de réciter aux enquêteurs les formules démoniaques prononcées en la présence de la favorite :

« Astaroth, Asmodée, princes de l’Amitié, je vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande, qui sont que l’amitié du roi, de Monseigneur le Dauphin me soit continuée et être honorée des princes et des princesses de la Cour, que rien ne me soit dénié de tout ce que je demanderai au roi, tant pour mes parents que mes serviteurs... ».

L’odieux prêtre donne aussi lecture d’un pacte entre Madame de Montespan et le Malin.

« Je demande l’amitié du roi et celle de Monseigneur le Dauphin et qu’elle me soit continuée, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que j’obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi et mes parents, que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables. Chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée au Conseil du roi et savoir ce qui s’y passe et que cette amitié redoublant plus que par le passé, le roi quitte et ne regarde La Vallière et que la reine étant répudiée, je puisse épouser le roi... ».

Les accusations contre la courtisane gagnent en gravité : constatant l’inefficacité des poudres administrées, l’ambitieuse aurait conçu le plan d’assassiner le souverain par l’utilisation d’un placet empoisonné. Une sorcière, appelée Trianon, aurait même été chargée de remettre à Louis XIV en personne le colis maudit.
Les révélations résonnent comme un coup de tonnerre. La Reynie dispose de quoi ébranler les fondements mêmes de la Monarchie et entraîner la disgrâce définitive de la marquise. Néanmoins, aujourd’hui encore, les historiens ont bien du mal à donner du crédit aux paroles des accusés quand ils abordent les projets que la maîtresse du Roi- Soleil aurait soi disant mûri dans son esprit.
Il faut un instant imaginer la situation intenable dans laquelle se trouvent les inculpés. Beaucoup espèrent encore éviter le bûcher : une stratégie habile peut les sauver, celle d’impliquer dans l’affaire les personnages les plus influents de la Cour et gonfler plus que de raison la gravité des évènements. Tous savent que le maître de Versailles ne fera jamais condamner sa favorite, même si sa culpabilité est clairement démontrée. Pour se sortir de l’impasse, il ordonnera la fermeture des procédures.

Il faut donc considérer avec la plus grande réserve les témoignages enregistrés. Néanmoins, l’attitude des accusés produit le but recherché. Les révélations successives entretiennent d’autant plus le trouble que de nombreux personnages de la Cour sont plus ou moins directement mêlés aux rebondissements de l’affaire : le dramaturge Racine, plusieurs courtisans, etc. Il devient dangereux pour la Monarchie de poursuivre les recherches. Qui sait si le nom de la reine elle-même ne viendrait pas à être cité dans les dépositions ? Craignant plus que toutes les implications dangereuses d’un scandale au pied du trône, Louis XIV interrompt les procédures. Le dossier est définitivement refermé le 30 Septembre 1682.

De nombreux malheureux restent enfermés dans les geôles humides des prisons royales. Aucun n’obtient sa libération. Parce qu’ils en savent beaucoup trop et qu’ils pourraient parler, les captifs sont transférés de forteresses en forteresses. Gardés au secret, enchaînés, ils finissent par périr dans l’oubli. La mort est parfois longue à venir : quelques uns l’attendent quarante ans.....

LES POSSEDES DE LOUDUN : LE DIABLE DANS UN COUVENT.

« Vas-tu enfin te décider à parler maudite créature ?

Le père Mignon est penché sur Jeanne Des Anges, Mère Supérieure du couvent des Ursulines à Loudun. Le petit homme agrippe les épaules de la religieuse. Son regard luit d’une étrange lueur.

« Parle ! Mais parle donc !

La femme bascule brutalement en arrière, la tête renversée sur le dossier de la chaise où elle est assise. Une plainte lugubre retentit du fond de sa gorge :

« Je suis Belzébuth.....

Le prêtre poursuit son interrogatoire :

« Mauvais esprit, comment es-tu entré dans ce corps ? Parle !

« Par une piqûre de rose.

« Et qui avait envoûté cette rose ?

Il y a un court silence. Puis :

« C’est un curé.

« Un curé ? Lequel ?

« Le curé de la paroisse Saint Pierre.

« Donne son nom !

Une brève hésitation.

« Il s’appelle Urbain.

« Urbain ? Quel Urbain ?

« Urbain Grandier !

Le père Mignon relâche aussitôt son étreinte. Il triomphe. Il a obtenu toutes les réponses qu’il souhaitait. Il connaît l’identité du démon qui s’est emparé de la malheureuse Jeanne Des Anges et surtout, le plus important, celle du sorcier responsable de l’envoûtement.

Etrange scène, pour nos esprits cartésiens, que cette entrevue violente entre un religieux connaisseur des mystères du Malin et le démon Belzébuth. Au début du XVII° siècle pourtant, nul ne songerait à mettre en doute la réalité des accusations portées par la malheureuse Mère Supérieure. Les affaires de possessions sont fréquentes à travers le royaume. Les croyances ordinaires l’admettent volontiers : le Diable trouve plaisir à manifester sa présence en s’emparant d’une âme égarée. L’innocente victime perd le contrôle de ses gestes, de ses paroles, adopte les comportements les plus étranges. Aujourd’hui, nos meilleurs scientifiques parleraient d’hystérie, de désordres mentaux. A l’époque, on invoque la magie, la sorcellerie. Les progrès de la médecine sont passés par là....

En tous les cas, voilà un homme en bien grand péril. Contre Urbain Grandier pèse la plus terrible accusation qui soit : celle de s’être livré à des rites sataniques. Cela peut le conduire sans détour au bûcher. Qui est-il ?
Curé de la paroisse Saint Pierre, à Loudun, petite ville de la Vienne, Grandier n’a pas l’allure habituelle d’un prêtre. Grand, le visage fin, la barbe taillée avec soin, le regard clair, la voix douce, on le croirait séducteur frivole sorti tout droit d’une cour princière. Séducteur ? Il l’est et il ne s’en cache pas. Il ne compte plus les conquêtes féminines : jeunes filles, mères de bonne famille, ménagères, toutes ne jurent que par lui. Quand il se déplace dans la rue, beaucoup se retournent sur son passage.
Un curé élégant, coquin, amateur de plaisirs que, en principe, sa condition lui interdit avec la dernière des fermetés, tout cela a de quoi froisser la hiérarchie ecclésiastique. D’autant plus qu’il n’est pas dans les habitudes d’Urbain Grandier de dissimuler ses opinions : au mépris de toute prudence, il a publié un traité dénonçant le célibat des prêtres. Pour l’époque, ce type de littérature est proprement scandaleux, surtout quand un membre de l’Eglise en porte la responsabilité. Autour du bel homme, que l’on finit par jalouser pour ses succès, les ennemis se rassemblent, de plus en plus nombreux.

Des ennemis, le Don Juan est passé maître dans la science de s’en faire. Et pas n’importe lesquels.
Quelques années auparavant, au cours d’une procession religieuse organisée à travers les rues de la cité, une sombre querelle de préséance a dressé contre lui l’évêque de Luçon. D’esprit léger, Grandier ne s’est pas encombré de scrupules : le souvenir du prélat, une figure d’apparence insignifiante et sans charme particulier, s’est rapidement estompé de sa mémoire. Tragique erreur et coupable maladresse. Le personnage, qui ne semblait pas devoir mériter beaucoup d’attention, a parcouru du chemin entre temps. Il est devenu cardinal puis principal ministre de Louis XIII. Richelieu, car il s’agit bien de lui, n’a pas oublié le vaniteux curé de Loudun. Rompu aux intrigues de la Cour, aux complots incessants de la Noblesse, le fin politique prépare avec soin sa vengeance. Son heure viendra, il le sait bien.

En conflit avec l’homme le plus puissant du royaume, après le roi, Urbain Grandier pourrait songer à se faire plus discret. Il n’en est rien. Au contraire. Toutes les occasions lui sont bonnes pour occuper le devant de la scène. Arrive un jour Jean de Laubardemont, envoyé de Richelieu, pour une mission précise : procéder à la destruction des murailles de Loudun. Haut lieu de protestantisme, la ville et ses fortifications alimentent les craintes de la monarchie catholique des Bourbons. Qui sait si les Huguenots, que le pouvoir surveille de près, ne lèveront pas, dès qu’ils le pourront, l’étendard de la révolte ? Comment, alors, les délogera-t-on s’ils se réfugient à l’abri des défenses de la cité ?
Quand Laubardemont engage les travaux de démolition, personne n’ose protester. On sait bien que le personnage n’est pas un modèle de tolérance. En Béarn, il a envoyé sur le bûcher des centaines de femmes accusées de sorcellerie. Il a interrogé, torturé, emprisonné des milliers de personnes pour une attitude étrange, une parole maladroite, un geste de mécontentement.
Une seule voix s’élève. Celle d’Urbain Grandier. Encore lui. Du haut de sa chaire, ses sermons fustigent le dangereux serviteur du cardinal : de quel droit ôte-t-on aux habitants de la ville le privilège d’entretenir des murailles ? Qui est cet étranger venu de Paris ? Qu’il reparte pour la capitale.
Imprudence bien inutile et dangereuse. Les interventions du bouillonnant Grandier n’y changent rien : les remparts disparaissent. Au Louvre, Richelieu se fâche : ce petit prêtre de province est décidément bien gênant. Son élimination est nécessaire. Mais il faut attendre pour cela qu’une occasion favorable se présente.

Cette occasion, le séducteur l’offre lui-même à ses détracteurs. Un beau jour, on apprend la mort du confesseur des Ursulines de Loudun. Privées de la seule compagnie masculine qui éclairait l’austérité de leur vie quotidienne, les religieuses se trouvent désemparées. Mais, du fond des cellules où elles vivent recluses, elles ont entendu parler de ce beau curé, capable d’inspirer à l’épouse la plus fidèle des sentiments coupables. Quand la Mère Supérieure, Jeanne Des Anges, propose à Grandier la charge de confesseur, elle porte les espoirs de sa petite communauté. Terrible déception pour les jeunes filles : l’homme décline poliment l’offre. Les Ursulines en éprouvent une vive émotion. Le dépit et la colère appellent rapidement la vengeance. Urbain Grandier ne le perçoit pas clairement mais sa position est désormais intenable : pour une raison ou une autre, beaucoup de personnes attendent sa perte.

Octobre 1632. Une série d’évènements inexpliqués frappent le couvent des Ursulines : l’étrange comportement de quelques sœurs attire l’attention. Les jours passent, les signes observés chez les malheureuses ne laissent plus guère de place au doute. De toute évidence, c’est bien d’envoûtement qu’il s’agit. Jeanne Des Anges, elle-même, n’est pas plus épargnée que ses compagnes. Le Père Mignon, à qui l’on a finalement confié la charge de confesseur des Ursulines, intervient. Les interrogatoires brutaux qu’il conduit désignent tous Urbain Grandier comme le responsable des malheurs survenus. L’arrivée d’un médecin dépêché de Bordeaux sauve une première fois le curé mis en cause : le spécialiste examine longuement les religieuses puis conclut à une hystérie collective dans laquelle, semble-t-il, les démons n’ont aucun rôle.

Le trouble retombe un moment. Plus personne ne parle des possédées et les choses finissent par rentrer dans l’ordre. Mais le séjour de Jean de Laubardemont à Loudun et les discours enflammés d’Urbain Grandier contre la destruction des murailles de la cité relancent l’affaire. De nouveaux cas de possessions démoniaques se produisent au couvent. Les accusations sont encore et toujours les mêmes : Grandier, Grandier, Grandier......
Cette fois, le roi intervient. Il convient de mettre un terme rapide à toute cette agitation et découvrir la vérité. Le curé de la paroisse Saint- Pierre est arrêté le 30 Novembre 1633. Jean De Laubardemont reçoit la direction de l’enquête.

Les étapes habituelles de la procédure s’enchaînent. Les sœurs envoûtées sont longuement questionnées. Il faut imaginer les scènes terribles que sont ces interrogatoires d’une violence extrême : les hurlements hystériques, les gesticulations obscènes des malheureuses, les coups, les gifles, les imprécations impuissantes à faire fuir des corps ensorcelés une cohorte de démons que l’on sait, nous, imaginaire. Mais à chaque fois, quand on le demande, les esprits infernaux l’avouent : ils sont entrés au couvent des Ursulines parce qu’Urbain Grandier les y a invités.

Sous ses airs charmeurs, le curé de la paroisse Saint Pierre serait donc un redoutable sorcier lié au Malin par un pacte. Mais tout cela reste à démontrer.
Au XVII° siècle, les grands spécialistes de théologie enseignent que les personnes corrompues par le diable ont, sur une partie de leur corps, un endroit insensible à toute douleur. Il faut donc procéder aux vérifications nécessaires pour en savoir plus. Le 26 Avril 1634, magistrats, médecins, exorcistes pénètrent dans la cellule de l’accusé. Celui-ci est entièrement dévêtu, rasé et tondu (Car on pense que le démon se dissimule habituellement dans la chevelure, les sourcils ou les poils du damné) puis solidement attaché. Un chirurgien (Il compte parmi les ennemis les plus résolus de Grandier....Voilà un heureux hasard) enfonce sur les membres et le torse du malheureux une longue aiguille. Le supplice est interminable. Le verdict du spécialiste tombe sans appel : il a relevé sur le patient cinq zones d’insensibilité.

La culpabilité du prêtre est-elle démontrée ? Pas tout à fait. Reste à découvrir la preuve irréfutable qui peut seule emporter la conviction des magistrats : le pacte signé de la main de l’inculpé par lequel il offre sans réserve au démon son âme. Les perquisitions menées au logis de Grandier ne donnent rien : les enquêteurs ne trouvent aucune pièce vraiment compromettante. Qu’à cela ne tienne. Quand un dossier d’accusation manque de pièces pertinentes, il est toujours possible d’en fabriquer.
17 Mai 1634. Nouvelle mise en scène. Cette fois, le lieu choisi est la petite église Sainte- Croix. On a tiré le curé du cachot où il croupit depuis plusieurs mois maintenant. Amaigri, sale, marqué du stigmate de récentes tortures, il n’a plus le bel éclat qui était le sien à l’époque où il se pavanait dans les rues de Loudun. L’un des magistrats de l’instruction, Frère Lactance, un Capucin spécialiste des exorcismes, lui ordonne :

« Produit devant nous le pacte que tu as signé avec le démon !

« Je n’ai signé aucun pacte, réplique Grandier

« Tu mens !

On fait alors venir Jeanne Des Ange, en état de transe. Le religieux s’approche d’elle :

« Je m’adresse au démon qui se trouve à l’intérieur de notre malheureuse sœur. Où se trouve le pacte que tu as signé avec cette âme corrompue ? (Il indique du doigt le prêtre silencieux).

Une voix, tout droit venue d’outre tombe, résonne dans la gorge de la Mère Supérieure :

« Il est dans les plis de la soutane de Monseigneur.....

Celle-ci désigne d’un index accusateur l’évêque de Poitiers venu assister à l’interrogatoire. L’homme ne dissimule pas sa surprise. Il se lève. Miracle terrifiant ! Une feuille froissée à la hâte apparaît aux regards de l’assistance. Frère Lactance s’en saisit et lit, prenant à témoin ses compagnons :

« Monseigneur et Maître, je vous reconnais pour mon Dieu et je vous promets de vous servir tant que je vivrai. Dès à présent, je renonce à Jésus-Christ, à Marie et à tous les Saints du Ciel et à l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Je vous promets de faire hommage au moins trois fois par jour, de faire le plus de mal que je pourrai et d’attirer au Mal autant de personne qu’il me sera possible. Je vous donne mon corps, mon âme et ma vie à jamais sans vouloir me repentir. Signé : Urbain Grandier, avec mon sang.

 

Cette fois, le sort de l’infortuné est définitivement scellé. Ses ennemis peuvent triompher. Le bûcher l’attend.

Mais un dernier acte reste à jouer : la délivrance des religieuses envoûtées. Le 23 Juin 1634, Urbain Grandier est de nouveau conduit à l’église. Au XVII° siècle, les séances d’exorcisme s’accomplissent toujours en public. La violence et le caractère proprement spectaculaire des cérémonies attirent une foule de curieux. Aussi, le petit édifice est-il, ce jour là, plein à craquer. Tous les acteurs du drame sont présents. Frère Lactance s’adresse à Grandier :

« Délivre du Malin les malheureuses que tu as envoûtées et tes souffrances seront brèves !

D’un geste autoritaire, il fait signe aux gardes de laisser entrer les neuf possédées. Sous les regards terrifiés de l’assistance, les religieuses se précipitent vers Urbain dans de grands cris hystériques, échevelées, les yeux hagards.

« Maître ! Maître ! Nous voici à tes ordres !

Affolé, l’homme recule d’un pas. Frère Lactance ordonne :

« Procède à l’exorcisme ! Maintenant !

L’accusé sent qu’il est perdu. Néanmoins, il tente une ruse audacieuse. S’approchant de la Mère Supérieure, il prononce quelques mots en grec. Il a entendu dire que les personnes prises par le démon peuvent parler des langues qu’elles ne connaissent pas. Si la religieuse ne lui donne aucune réponse, la supercherie sera démontrée à tous. Le stratagème est ingénieux mais il ne trompe pas le Malin. De sa voix étrange, Jeanne Des Anges réplique :

« Que tu es rusé ! Tu le sais bien pourtant ! Notre pacte stipulait que jamais nous ne devions parler grec entre nous.

Cette fois, tout est perdu.

Le procès d’Urbain Grandier s’ouvre quelques semaines plus tard, le 16 août 1634. Tout au long des débats, l’accusé réfute les crimes dont ses juges l’accablent. S’il reconnaît ne pas toujours avoir eu l’attitude que l’on attend d’un membre du clergé (Mais à une époque où l’Eglise combat les mœurs dépravés de certains prélats, il n’est pas le seul), il se défend jusqu’au bout d’être entré en contact avec le Diable. Son obstination, bien que légitime, le condamne néanmoins à subir la terrible Question.
Cette pratique judiciaire consiste à soumettre le condamné, quelques heures avant son exécution, au supplice des brodequins. Les magistrats espèrent en général une repentance de dernière minute et l’aveu d’une culpabilité.
Dans le cas d’Urbain Grandier, l’acharnement du bourreau à détruire les jambes du malheureux demeure vain. Tandis que ses membres inférieurs craquent entre les quatre planches de bois où ils sont enserrés, le curé de la paroisse Saint Pierre se réfugie dans un mutisme complet.
Les cris, les exhortations de frère Lactance ne changent rien. Grandier est tout de suite conduit au bûcher. Comme il ne peut plus marcher, il faut le traîner jusqu’au poteau. La foule nombreuse, des milliers de personnes se sont déplacées pour assister à l’exécution, prend fait et cause pour l’ancien prêtre. Au bourreau qui s’affaire à préparer le feu, on crie :

« Etrangle-le d’abord !

Mais les Capucin veillent. Parce qu’il n’a pas voulu avouer, aucune clémence ne sera accordée au condamné. Avant même que le maître des Hautes Œuvres ait pu faire quoi que ce soit, le Frère Lactance détache une torche et enflamme lui-même la paille. Le brasier devient vite insupportable. On entend le supplicié prier un moment puis il disparaît sous un rideau de fumée.

Aujourd’hui, les passions de ce drame sont apaisées depuis très longtemps. Les évènements survenus à Loudun ne sont pas autre chose qu’une vaste mise en scène, conçue pour se débarrasser d’un homme qui, par ses opinions trop en avance sur son temps, gênait bien du monde. Néanmoins si l’hypocrisie et la mauvaise foi des magistrats engagés dans les procédures ne laissent aucun doute quant à leur existence, la foule qui se pressait dans les ruelles étroites de Loudun le jour du supplice pensait vivre le dénouement d’une sordide affaire de sorcellerie.
La question mérite pourtant d’être posée : lorsqu’elles se tordaient au sol en d’affreuses convulsions les religieuses du couvent jouaient-elles un jeu appris par cœur ? Etaient-elles sincères ? Il n’est évidemment pas possible d’avoir des certitudes sur ce point. Mais, il ne serait pas étonnant d’apprendre que les malheureuses femmes se soient crues réellement possédées du démon. On peut bien rire aujourd’hui de ce que l’on considère comme une grande naïveté. Mais si nous nous plaçons un instant dans le contexte de l’époque, peut être est-il plus aisé de comprendre ces craintes que nous pensons absurdes et puériles. Quels effets pourraient produire sur une petite ville de province, récemment frappé par une épidémie de peste (C’est le cas à Loudun peu avant les débuts de l’affaire), un climat chargé d’angoisses mystiques ? La certitude de vivre sous les menaces perpétuelles du Malin, que l’on croit dissimulé un peu partout, ne ferait-elle pas douter à la longue le plus cartésien des esprits ? Comme souvent au XVII° siècle quand un malheur inexpliqué frappe, les hommes recherchent un responsable, un coupable. A Loudun, en cette 1634, il y avait Urbain Grandier.

 

LES SORCIERES TRAVERSENT L OCEAN ATLANTIQUE.

La magie noire n’est pas un phénomène spécifiquement européen. Tandis que l’Occident du XVII° siècle vit les heures douloureuses des persécutions que les autorités catholiques ont engagées contre la sorcellerie, de véritables flambées d’hystéries collectives gagnent le Nord de l’Amérique. Il semble bien que le Diable et ses valets maléfiques aient eux aussi traversé les immensités de l’Atlantique.

Les premiers colons débarqués sur l’actuelle côte Est des Etats-Unis en 1620 arrivent tout droit d’Angleterre. Pourchassés par le pouvoir royal pour leurs opinions puritaines, les malheureux ont fait le choix d’un lointain exil, par delà les mers. A l’issue d’une navigation incertaine et laborieuse, quelques familles désemparées abordent une région étrange dont elles ne connaissent rien. Du courage, de l’espoir, de la volonté, il en a sûrement fallu à ces hommes venus du Vieux Continent. Quelques semaines d’efforts et de souffrances, et naissent les premiers villages. Ce n’est encore qu’un assemblage sans gloire de huttes au confort médiocre, réunies au pied d’une petite église.

Très vite, les Européens découvrent qu’il n’est pas facile de vivre dans les contrées sauvages du Nouveau Monde : hivers glacés, tempêtes, sécheresses rendent l’avenir incertain. Les récoltes ne donnent rien de bon, la famine emporte les plus jeunes, les moins robustes et n’épargne aucune famille.
Et puis il y a les Indiens. Les contacts sont difficiles : le corps recouvert de motifs mystérieux et incompréhensibles, le visage peint, la tête coiffée d’un large panache de plumes, les guerriers indigènes n’ont rien de rassurant. A la méfiance et la curiosité succèdent les accrochages meurtriers. Vols de bétail, destruction de chaumières et massacres de colons finissent par entraîner toute une série de représailles sanglantes. Affamés, épuisés, sans aucune certitude quant à leur futur, les Occidentaux doivent aussi surveiller des voisins remuants et mal disposés.

Dans ces conditions extrêmes, les populations se raccrochent à tout ce qu’elles peuvent. La religion apparaît comme l’ultime recours, la foi permet de supporter les épreuves de l’existence quotidienne. Chaque communauté villageoise se réunit autour de son pasteur, guide spirituel pour des âmes égarées si loin de leur pays d’origine. Les colons développent à leur arrivée une pratique spirituelle rigoureuse et austère avec cette volonté partagée d’un retour à un christianisme originel, épuré de ses déviances. Sobriété des comportements sociaux, respects absolus des enseignements inscrits dans la Bible, participation assidue aux offices du Dimanche, les premiers Américains vivent une forme renouvelée de piété.

Ce contexte particulier finit par produire une atmosphère lourde de tensions hystériques. A Salem, petit village de Nouvelle-Angleterre, le phénomène est peut être plus prononcé qu’ailleurs. Il conduit au déclenchement de la plus grave affaire de sorcellerie que l’Amérique du Nord n’aie jamais connu. L’extrême sévérité des peines infligées aux principaux accusés (Une vingtaine de personnes sont pendues) montre à quel point les esprits, traumatisés au préalable par une succession de mauvaises récoltes et d’attaques indiennes, sont échauffés et travaillés. Les faits, vieux de plus de trois siècles, ont produit une importante littérature. Quelques spécialistes, bien documentés, ont cherché à comprendre les mécanismes conduisant une communauté entière à se croire victime des agissements maléfiques de prétendues sorcières. Les comparaisons dressées avec des évènements similaires survenus en Europe à la même époque permettent de relever des causes identiques d’un continent à l’autre.

Tout commence à la fin de l’hiver 1692 lorsque l’on observe chez trois adolescentes du village une étrange dégradation du comportement : Abigail Williams, Ann Putnam et Betty Parris (La dernière est la fille du révérend, la première sa nièce) marchent difficilement, s’expriment par phrases décousues, se cachent.
Les médecins appelés au chevet des souffrantes ne parviennent pas à diagnostiquer les troubles. Impuissant à donner les explications que l’on attend de lui, l’un d’eux évoque l’hypothèse d’une possession démoniaque. Cette attitude intellectuelle n’est pas nouvelle, elle est bien connue en Europe : en l’absence de réponse rationnelle, il est commode de faire intervenir le surnaturel. Pour l’une des premières fois de son histoire, l’Amérique fait la rencontre du Diable et de ses serviteurs infernaux.

Les semaines passent et les malheureuses patientes semblent aller de plus en plus mal : crises de démence, hallucinations alternent avec de courtes périodes de rémission. Interrogées par le pasteur quand leur état le permet, elles finissent par désigner trois femmes qui les auraient envoûtées : Sarah Good, Sarah Osborne et Tituba, une esclave noire originaire des Barbade, instruite de pratiques vaudous. Le 1er Mars 1692, les trois accusées sont arrêtées puis jetées en prison. Les jours suivants, à l’issue d’auditions tourmentées, d’autres personnes sont mises en cause. Près de quatre vingt dix habitants de Salem sont internés.
L’arrivée du gouverneur de la Nouvelle-Angleterre à la fin du Printemps 1692 signale l’ouverture des procès. Il était temps, plusieurs détenus ont déjà succombé derrière les murs de leur cellule, victimes de mauvais traitements.

Les débats se déroulent au cours de l’été dans un climat d’hystérie collective et de suspicions. A la crainte de tomber sous le coup d’une dénonciation calomnieuse s’ajoute la certitude que le Diable se dissimule parmi les membres les plus honnêtes de la communauté. Sans doute les tensions expliquent-elles en partie la série de condamnations à mort que prononcent les magistrats. Entre les mois de Juin et de Septembre 1692, vingt personnes, hommes et femmes, sont envoyées à la potence.

A l’Automne des dizaines de malheureux croupissent toujours derrière les barreaux. Mais le doute commence à s’installer dans l’esprit des magistrats quand les trois adolescentes impliquent l’un d’eux. Les passions retombent peu à peu. Le gouverneur de la colonie finit par libérer les derniers captifs. Les enquêtes conduites révèlent un peu plus tard les incohérences de l’accusation et l’innocence de ceux que l’on a pendus. La justice ouvre les procédures de réhabilitations posthumes et demandent le pardon des familles injustement incriminées.

Trois siècles plus tard, les historiens américains s’intéressent toujours aux évènements survenus à Salem. Une même question revient inlassablement au fil de leurs travaux : comment expliquer qu’une communauté entière ait pu succomber aux manifestations d’une hystérie collective et irrationnelle ? Comment comprendre que des dizaines de personnes, digne de foi, se soient crues menacées par les agissements du Malin ?
Certaines réponses apportées sont assez séduisantes pour être légitimement retenues.

L’une d’elle met en cause la très mauvaise alimentation des villageois en des temps où les famines sont récurrentes. Surprenant ? Pas tant que cela. Les scientifiques ont pu déterminer qu’à l’occasion de conditions climatiques précises (Etés chauds et pluvieux), un champignon microscopique peut se former au contact des grains de seigle dont on fait le pain. Ingéré, le germe provoque une maladie aux troubles spectaculaires, connue depuis le Moyen Age sous le nom de « Mal des Ardents ». Les victimes atteintes de la pathologie éprouvent la terrible sensation de se consumer de l’intérieur. Des convulsions, des hallucinations, le sentiment d’une terreur incontrôlée peuvent compliquer les symptômes. La petite communauté de Salem aurait très bien pu être frappée d’une épidémie de ce type d’autant plus que les sources révèlent que l’été de 1691 fût extrêmement chaud et pluvieux.

Les heurts réguliers avec les tribus indiennes voisines sont également un élément d’explication. Les assauts répétés de guerriers indigènes, souvent sanglants, finissent par jeter sur le village un sentiment d’insécurité permanente. Désarmés, impuissants, isolés à des milliers de kilomètres de l’Angleterre, les colons ont la certitude de subir les attaques du Malin. Les Indiens ne sont pas perçus en tant que tels mais davantage comme les démons furieux sortis tout droit de l’enfer. Les pasteurs ne se privent pas de développer une littérature aux descriptions effrayantes : d’affreuses cérémonies se tiendraient, la nuit tombée, unissant à la faveur de débauches scandaleuses indigènes et sorcières sous le regard complice du Diable.

Il ne fait donc aucun doute qu’il n’y a eu à Salem pas plus de magiciennes malfaisantes que d’envoûtements. Les villageois ont basculé dans un long moment d’hystérie collective, à la faveur d’un contexte troublé. Les évènements ont malheureusement abouti à une série d’exécutions injustifiées et inutiles. Ici réside tout le drame de cette histoire.

Les gens du XVII° siècle étaient-ils plus crédules que nous ? Peut- être. Là où ils pensaient découvrir les manifestations malfaisantes du Diable et de ses valets, nous trouvons les explications rationnelles de la science. Pourtant, en ce début de millénaire, à l’heure où des amateurs de pratiques ésotériques se réunissent pour d’étranges séances de spiritisme, à l’heure où les magasines les plus populaires consacrent une partie de leur contenu à cette rubrique horoscope qui nous est devenue si familière, à l’heure où les sites de voyance fleurissent sur la toile du Net, nous pouvons légitimement nous poser la question : les craintes des sociétés du passé ne sont-elles pas un peu tout de même les nôtres ?